Rôles et formes de l’adresse dans la lettre ouverte

Mohammed SAKI

Université de Bretagne Occidentale

  1. L'objet de cet article est l'analyse des formes, des inscriptions linguistiques et des enjeux de l’adresse dans la lettre ouverte. Le corpus se compose de cinq lettres ouvertes dont l’un des thèmes principaux est le rapport de l’Amérique au monde musulman après les attaques du 11 septembre 2011. Nous commencerons par présenter les prémisses théoriques de ce travail et les notions à l'aide desquelles les cinq lettres seront analysées. Cela permettra de mettre davantage en relief le lien qui existe entre la question de l’adresse dans la lettre ouverte et la nature de la relation intersubjective qui lie des scripteurs à leurs auditoires. En analysant les rôles et les formes d'adresses dans ces cinq lettres, nous nous intéresserons à comment les scripteurs interpellent différents auditoires et quel(s) statut(s) ils leur assignent. Nous verrons que ces statuts sont tributaires des valeurs au nom desquels on s'adresse à un allocutaire et on l'interpelle, des idées régulatrices, du régime de vérités et parfois même de la doxa qui sous-tend chacune des ces lettres ouvertes.

Considérations théoriques liminaires

  1. L'analyse des formes et des rôles de l'adresse dans les cinq lettres de notre corpus se fondera des notions suivantes : l'intersubjectivité, l'auditoire et le genre. Ces trois notions nous aideront à saisir les enjeux et les contraintes qui informent l'écriture d'une lettre ouverte.  Toute parole est intersubjective et adressée ; l’usage même de la langue ne peut se concevoir en dehors d’une praxis interlocutive1 ; au fond, tout échange de parole est sous-tendu par une relation interlocutive, mais tout discours anticipe sur sa propre réception. Ainsi, chaque énoncé peut-être conçu comme un énoncé-réponse, que le locuteur produit en anticipant et en imaginant la réaction de son allocutaire. Ce postulat rejette toute conception solipsiste de la création du sens puisque ce dernier est fondamentalement co-produit et co-construit.

  2. L’adresse sera abordée dans cet article comme l’une des manifestations des opérations d’intersubjectivation dans le discours puisqu’elle dévoile les modes de positionnement que les scripteurs adoptent vis-à-vis de leurs allocutaires. L’adresse de façon générale, et dans la lettre ouverte en particulier, ne peut se concevoir comme un cheminement linéaire de l’émetteur au destinataire, le premier ayant une antériorité logique sur le dernier2. L'adresse suit un cheminement sinueux ; par conséquent les places énonciatives et allocutives qui la caractérisent ne devraient pas être analysées seulement en fonction de celui qui produit le discours, le sujet du « dit », mais il faudrait prendre aussi en considération l’influence de l’allocutaire dans le choix de ses formes et de ses enjeux.

  3. La question de la co-construction du discours se trouve au centre de la notion d'auditoire telle qu'elle a été (re)pensée et (re)travaillée par Ch. Perelman :

Tout discours s'adresse à un auditoire et on oublie trop souvent qu'il en est de même de tout écrit. Tandis que le discours est conçu en fonction même de l'auditoire, l'absence matérielle des lecteurs peut faire croire à l'écrivain qu'il est seul au monde, bien qu'en fait son texte soit toujours conditionné, consciemment ou inconsciemment, par ceux auxquels il prétend s'adresser3.

  1. Pour Ch. Perelman, l’auditoire est une construction imaginaire, plus ou moins systématisée4 ; une construction fondée sur la connaissance que le locuteur a de ses allocutaires, de l’arrière-plan culturel, politique et sociologique qu’il partage, ou non, avec eux autant que sur sa connaissance du lieu et du sujet de l’interaction et des places énonciatives que le texte qu’il produit permettent. La construction de l'auditoire est par conséquent dialogique et intersubjective puisque elle exige de personnaliser les arguments développés, de les ajuster et de les calibrer en fonction de ceux à qui on les adresse. Ch. Perelman établit une différence entre deux catégories d’auditoire : un auditoire universel et un auditoire particulier. En ciblant et en faisant appel à un auditoire universel, le locuteur anticipe un accord, de la part de ses allocutaires, sur un ensemble de valeurs, de principes et d’arguments qu'il fait entrer dans le monde des évidences. Il laisse entendre, ainsi, qu’ils font l’objet d’un consensus parmi des personnes raisonnables, cherchant de la sorte à évacuer les dissensions, à masquer les désaccords et les conflits de perceptions ou d’intérêt et, in fine, à naturaliser ce qui est contingent et donc partial. En s’adressant à un auditoire particulier, le locuteur mobilise des valeurs spécifiques à un groupe — jeunes, femmes, etc. — en focalisant sur ses caractéristiques idiosyncratiques, en réactivant sa mémoire et ses représentations dominantes5.

  2. Il n’est pas toujours très aisé de tracer la ligne de démarcation qui sépare ces deux types d'auditoire ; elle est ténue et difficile à délimiter avec certitude. Dans l’un et l’autre cas, la construction de l’auditoire demeure bien un choix stratégique que le locuteur effectue. Enfin, les auditoires, universels ou particuliers, sont imaginés, construits par et dans le discours et ils fluctuent au fur et à mesure que le discours se déploie6.

  3. Il va sans dire que « auditoire universel » et « auditoire particulier » sont deux bornes d’un même spectre, ou deux représentations idéal-typiques puisque dans la réalité l’auditoire est presque toujours empiriquement un auditoire composite qui réunit « des personnes différenciées par leur caractère, leurs attaches ou leurs fonctions7 ». Dans la construction de son discours, le locuteur peut prendre acte de cette hétérogénéité et y adapter une stratégie de polyancrage en utilisant des arguments multiples et appropriés à chacune des composantes de son auditoire global, tout en veillant à ce que son discours demeure cohérent et sans contradiction. À l’inverse, le locuteur peut l’ignorer et projeter sur son public une uniformité qui par la force des choses sera factice.

  4. La question de l’adresse et ce qu’elle subsume de l’importance des opérations d’intersubjectivation et de la construction des auditoires sera pleinement saisie en prenant en ligne de compte le genre textuel auquel appartiennent les textes analysés dans ce travail, le contrat de lecture qu’il postule, les horizons d’attente qu’il suscite, les places énonciatives et allocutives qu’il impose ou qui lui sont, tout du moins, associées. Les textes exhibent, en général, des caractéristiques génériques qui permettent à leurs auditoires de les reconnaître et de mobiliser le savoir adéquat pour les comprendre. De façon très schématique, on peut estimer que le genre renvoie à « un modèle discursif » caractérisé par un ensemble de contraintes et de règles de fonctionnement8. Produire un texte signifie alors se soumettre, à des degrés différents, à un ensemble de conventions et de normes discursives et textuelles, plus ou moins stabilisé.

  5. La lettre ouverte est un texte qui se présente comme une scénographie épistolaire9 et elle appartient à un genre de discours plus vaste, à savoir le discours épistolaire. L’adjectif épistolaire vient du grec epistellein, signifiant « envoyer à » ; il est associé à au discours et aux textes qui ont trait  à la correspondance, qu’elle soit réelle ou fictionnelle, intime ou publique, etc.10. Au cœur du discours épistolaire se trouve l’idée de la réciprocité et celle d’un échange différé et in absentia. L’échange épistolaire implique une allocution, puisque toute lettre est nécessairement « adressée à un (des) destinataire(s) préci(s) et concret(s) » d’une part, et, de l’autre ; il implique nécessairement « une interlocution, puisque toute lettre appelle une réponse11 ». De plus, l’écriture épistolaire est une activité monogérée car « l’épistolier cherche à mettre en place une action qui implique le locuteur et l’allocutaire12 ». Toutefois, bien qu’elle soit monogérée, la lettre est un texte dialogal qui ouvre en permanence sur un destinataire13.

  6. Pour ces différentes raisons, l’échange épistolaire est sous-tendu par un contrat intersubjectif qui lie scripteur et destinataire14. La prise en considération de ce contrat intersubjectif permet de comprendre pourquoi l’échange épistolier se caractérise par une complémentarité des places postulées, que les interactants peuvent ratifier ou non, et comment le scripteur façonne son éthos en projetant sur l’interlocuteur une certaine image15. Enfin, l’échange épistolaire est codifié ; on y trouve de façon plus ou moins régulière des séquences phatiques d’ouverture et de clôture, des indications spatio-temporelles (le lieu et la date de sa rédaction), des indications sur le destinataire, de fortes indications sur la présence du scripteur.

  7. La lettre ouverte apparaît souvent sous la forme d’une lettre privée ; elle n’est pas écrite à n’importe quel moment, par n’importe quel scripteur et elle n’est pas adressée à n’importe quel allocutaire. Le scripteur est souvent « une conscience » de sa communauté, un porte-parole, un citoyen qui a un statut particulier, etc. Il est doté d’un pouvoir symbolique, d’une légitimité qui lui permettent de prendre la parole publiquement. Il s’adresse souvent à un allocutaire bien déterminé socialement, culturellement, idéologiquement, etc. La lettre ouverte est écrite et publiée à un moment précis, période critique de crise ou de tension ; elle cherche à avertir l’allocutaire et l’opinion publique de façon générale et à attirer leur attention sur un moment de basculement possible vers le pire ou l’irréversible16.

  8. Enfin, la lettre ouverte se caractérise par sa dimension tropique et sa triangulation. Il existe toujours une forme d’indirection dans ce genre textuel puisque, en plus d’un allocutaire explicitement nommé et désigné, il y a d'autres allocutaires indirects qui sont tout autant importants et qui guident tout autant la plume du scripteur.

Corpus et analyses

  1. Les cinq lettres analysées dans cet article se trouvent sur le site du Institute for American Values (désormais IAV) : www.americanvalues.org. L'IAV est un think tank conservateurs, fondé en 1987 et dont l'un des objectifs principaux est des défendre ce que ces promoteurs considèrent les valeurs et les principes qui représentent la quintessence de la nation américaine.

  2. Les cinq lettres qui constituent le corpus de ce travail sont les suivantes :

1) What We're Fighting For: A Letter from America. Cette lettre, datée du 12 février 2002, inuagure l'échange qui s'en suivit et elle exprime le point de vue du IAV.

2) A World of Justice and Peace would be Different. (A response to What We're Fighting For: A Letter from America. La lettre fut publiée initialement, le 2 mai 2002, dans le Frankfurter Allgemeine : « Eine Welt der Gerechtigkeit und des Friedens sieht anders aus ». Elle exprime le point de vue de 103 intellectuels allemands qui s'opposent à la guerre contre le terrorisme et la politique étrangère de l'administration américaine après les attentats du 11 septembre 2001.

3) Options are limited. What We're Fighting For: A Letter from America. Cette lettre, datée du 12 février 2002, inuagure l'échange lettre est datée du 15 mai 2002 et elle est émise par le Movement for Islamic Reform in Arabia (MIRA), qui est un mouvement politique islamiste basé à Londres et qui s'oppose au régime saoudien et il appelle à le réformer. Mais contrairement à d'autres mouvements islamistes, il n'appelle pas à l'usage de la violence pour atteindre ce but.

4) How can we coexist? A response to What We’re Fighting For. Cette lettre, datée du 22 octobre 2002, est signée par 153 intellectuels saoudiens. Elle fut d'abord publiée sur le site islamiste islamtoday.net dont l'un des objectifs est de promouvoir une version de l'islam conforme « à la méthode prophétique et s’évertue à rester exempt de toute forme d’innovation et de corruption ». C'est un site qui promeut un islam conservateur, hostile à toute lecture ouverte des textes fondateur de la religion musulmane.

5) Response to German intellectuals by average American citizens, datée du 5 Décembre 2002.

  1. Ces cinq lettres ouvertes sont analysées ensemble car chacune sera considérée comme une séquence dans un même échange dans lequel plusieurs parties sont engagées. Un échange initié par la première lettre du corpus et que nous qualifions dans le reste du travail de lettre inaugurale. Chaque lettre ouverte est adressée un interlocuteur particulier auquel elle est destinée en priorité ; toutefois, le message est adressé à l’ensemble des participants même quand ils ne sont pas nommés ou désignés explicitement. Les scripteurs de chaque lettre ouverte concrétisent chaque fois un auditoire particulier qui s’est senti interpellé ou concerné par la lettre inaugurale. L’ensemble constitue, dans cette perspective, un seul et même texte, un texte polyphonique et dialogique. Dans cet ensemble polyphonique et dialogique, l’interdiscours joue un rôle primordiale ; il fait de chaque parole une contre-parole, de chaque argument, un contre-argument et de chaque adresse, une « contre-adresse »

  2. En raison de son statut de lettre inaugural, nous commencerons par analyser What We're Fighting For: A Letter from America afin de mettre en évidence la tentative des scripteurs d'instituer une communauté de reconnaissance et d'offrir un cadre axiologique de références commun, une doxa, des représentations de soi, de l’autre, de la réalité qu’ils postulent comme largement partagées. Dans un deuxième temps, nous analyserons conjointement How can we coexist? A response to What We’re Fighting For et A World of Justice and Peace would be Different. (A response to What We're Fighting For: A Letter from America) ; nous découvrirons comment s'y manifestent, à travers les formes d'adresse, la mise en litige du contenu de la lettre inaugurale et la mésentente entre les scripteurs de ces lettres ouvertes. Pour terminer, nous analyserons conjointement aussi les deux dernières lettres : Response to German intellectuals by average American citizens et Options are limited. Cela nous permettra de jeter un éclairage sur le fonctionnement des formes d'adresse dans un discours agonistique qui se caractérise par l'usage de l'argumentation ad hominem.

  3. À la suite de R. Amossy17, nous regroupons, dans ce travail, les formes d'adresse dans deux catégories : les indices tangibles de l’adresse et les indices indirects de l’adresse. Par indices tangibles, on entend les désignations nominales (noms propres, appellatifs) ; les désignations nominales peuvent être neutres ou orientées. Les descriptions de l’auditoire  et les pronoms personnels : I, You ; parfois le pronom de la 3ème personne peut renvoyer à You (cet usage constitue un effet d’indirection). Les formes tangibles peuvent prendre des formes propositionnelles, c’est notamment le cas d’énoncés interrogatifs ou impératif. Dans la catégorie des indices indirects de l'adresse, nous retrouvons essentiellement ce que l’énonciateur pose comme des évidences partagées, ou une doxa, dans ce cas, l’auditoire est désigné en creux par les croyances qu’on lui attribue implicitement ou explicitement.

  4. En étudiant les formes d'adresse utilisées dans notre corpus, nous dévoilerons quels types de relations les scripteurs construisent ; nous verrons s'ils insistent sur la proximité et l'égalité, afin d'évacuer le conflit, ou, au contraire, s'ils mettent en litige certains arguments de leurs allocutaires pour les mettre à distance. Nous placerons certaines de ces formes d'adresse et les relations qu'elles induisent le long de deux axes :

1) l’axe horizontal : il indique la distance ou proximité entre les allocutaires. Cela permet de saisir le degré de familiarité, de connivence ou de distance envisagés ; les termes d'adresse employés seront considérés alors comme des relationèmes, c'est-à-dire à la fois des indicateurs et des créateurs d’un certain type de lien18.

2) l’axe vertical : il indique que la relation entre scripteurs et allocutaires est asymétrique ; les termes d'adresse fonctionnent alors comme des taxèmes, c'est-à-dire comme des marqueurs de position haute dans l'échange19.

Adresses et construction de consensus dans la lettre inaugurale

  1. What We’re Fighting For: A Letter from America initie l’échange et elle institue, ce faisant, une scène d’énonciation avec des rôles et des places énonciatives déterminées qu'elle invite ses allocutaires à accepter et à valider.

  2. Le titre même de cette lettre ouverte joue sur une forme d’ambiguïté ; l’ambiguïté concerne notamment le référent du « we » dans « what we're fighting for ». Comme nous l'avons précisé plus haut, cette lettre ouverte est signée par des intellectuels américains conservateurs et elle a été diffusée par le a IAV). Il est donc logique de considérer que le we renvoie aux signataires de la lettre ; or, dans dans la deuxième partie du titre, au « we » se substitue « America ». Cela signifie-t-il que la lettre ouverte exprime le point de vue de tous les Américains ou tout simplement des Américains qui adhèrent aux valeurs défendues par l’IAV ?

  3. Certes, l’emploi de l’article indéfini « a » dans la deuxième partie du titre (A letter from America) sous-entend que cette lettre n’a pas la prétention de parler au nom de tout le peuple américain et qu’elle exprime uniquement un point de vue parmi tant d’autres. Toutefois, au terme de sa lecture, la lettre ne semble pas seulement exprimer le point de vue de ses soixante signataires puisque le « we » et « America » du titre sont co-référents, ils se confondent et fusionnent. D'emblée, les scripteurs se positionnent statutairement, même si c’est très implicitement, comme les porte-paroles légitimes et autorisés de l’Amérique.

  4. Par ailleurs, nous constatons que la place de l’allocutaire dans le titre de cette lettre d’Amérique demeure vide, cela présuppose qu’elle s’adresse potentiellement à tout le monde et qu’elle ne privilégie aucun allocutaire en particulier. Il n’y ni désignations précises ni segmentations des auditoires dans le titre parce que les scripteurs cherchent à demeurer, à ce stade, à un niveau très élevé de généralité. La désignation d’un auditoire explicite et direct risquerait de couper les signataires de tous les allocutaires possibles. Le titre de cette lettre ouverte active, par ce qu’il annonce et ce qu’il sous-entend, un horizon d’attente. Cet horizon d’attente est relatif au positionnement statutaire des scripteurs, aux auditoires auxquels ils s’adressent autant qu’aux arguments mobilisés pour défendre leur cause.

  5. La non-désignation d’un auditoire particulier dans le titre de la lettre inaugurale signifie que les signataires adressent une parole valable pour tous, qu'ils l'adressent à un auditoire universel, ouvert et réceptif aux arguments qui seront déployés. Dans le corps de la lettre, la référence à cet auditoire universel est à la fois omniprésente et implicite. Les scripteurs s’y adressent en utilisant une allocution indirecte, notamment en rappelant ce qu'ils estiment être des valeurs universelles et des évidences auxquelles tout être raisonnable est censé souscrire :

1) We affirm five fundamental truths that pertain to all people without distinction.

2) We fight to defend ourselves and to defend these universal principles. We are united in our conviction — and are confident that all people of good will in the world will agree — that no appeal to the merits or demerits of specific foreign policies can ever justify, or even purport to make sense of, the mass slaughter of innocent persons.

  1. L’usage de ces énoncés doxiques et leur généricité érigent les arguments des scripteurs au rang de vérités indiscutées et ils les posent en tant que prémisses d’un raisonnement qui défend et légitime la guerre que l’Amérique mène. C'est à travers eux que les scripteurs expliquent leur position et montrent qu'ils se conforment à un « impératif de justification ». Pour ce faire, ils s’extraient de la situation immédiate et ils montent en généralité en s’appuyant sur des principes valant en toutes circonstances et prétendant à une validité universelle.

  2. Les scripteurs de la lettre inaugurale adoptent, par ce biais, une démarche d’inclusion qui instaure le consensus et la mise en commun ; ils fondent le dialogue avec leur auditoire universel sur : « une propriété anthropologique ou une disposition ontologique première20 ». Le consensus ainsi proposé (re)configure un monde perceptif que les scripteurs cherchent à faire partager à leurs allocutaires. Ils respectent en cela l’éthique du discours habermassienne21 selon laquelle l’échange entre les partenaires est sous-tendu par une logique d’intercompréhension qui supprimerait le litige.

  3. À côté de cet auditoire universel omniprésent dans la lettre, se trouve deux autres auditoires particuliers que les scripteurs superposent et parfois même confondent, sans pour autant établir explicitement une hiérarchie entre eux. Le premier auditoire particulier a des contours flous :

3) Some people assert that these values are not universal at all, but instead derive particularly from western, largely Christian civilization. They argue that to conceive of these values as universal is to deny the distinctiveness of other cultures. We disagree. (Nos italiques)

  1. Le choix d'une adresse indirecte souligne le refus des scripteurs de polémiquer ouvertement avec des adversaires ou des ennemis ni d'émettre une parole un tant soit peu dissensuelle. Les scripteurs soulignent, avec « some people » le désaccord en minimisent l'importance en même temps ; ils affirment l'universalité des valeurs qu'ils défendent tout en se défendant de promouvoir une parole ethnocentrée. L'emploi du quantifieur indéfini « some » évite, par ailleurs, aux scripteurs de trop cibler ce qui, après tout, peut s'apparenter à un reproche ou à une réfutation et de cibler un seul auditoire en particulier. Cette parole est adressée aux occidentaux et aux non-occidentaux, aux Américains et aux non-Américains.

  2. Le deuxième auditoire particulier est beaucoup plus clairement défini ; il s'agit de l’auditoire musulman :

4) We wish especially to reach out to our brothers and sisters in Muslim societies. We say to you forthrightly: We are not enemies, but friends. We must not be enemies. We have so much in common. There is so much that we must do together. Your human dignity, no less than ours — your rights and opportunities for a good life, no less than ours - are what we believe we're fighting for. (Nos italiques)

  1. Cette adresse directe et explicite à l’auditoire particulier musulman, qui est en fin de compte l'auditoire privilégié de la lettre inaugurale, n’intervient que dans la séquence de clôture de ce texte. L’auditoire particulier musulman vient concrétiser, en partie, le « some people ». Les scripteurs s’adressent à l’auditoire musulman en utilisant le pronoms personnels « you » plusieurs fois, en employant des « we » inclusifs ainsi que des désignations nominales, telles que : « Muslim brothers and sisters », « friends ». Ces formes d’adresse dévoilent la nature de la distance énonciative qu’ils cherchent à instaurer avec cet auditoire particulier.

  2. Ces choix ne sont pas sémantiquement neutres ; les mots « brothers and sisters » appartiennent, bien entendu, au registre religieux ; ce sont des relationèmes qui atténuent et qui adoucissent l’adresse à cet auditoire particulier. Les scripteurs cherchent ainsi à créer un rapport interpersonnel avec leurs allocutaires musulmans fondé sur la proximité des valeurs et des principes, le respect et l’ouverture mutuels. Enfin, ces relationèmes situent cette relation le long de l'axe horizontal pour renforcer le consensus et la communauté des valeurs et des intérêts.

  3. Les formes utilisées pour s'adresser directement à l'auditoire musulman activent un certain sens commun et elles encouragent la coopération et la co-participation ; elles s’appuient sur un espace de croyances que les scripteurs présentent comme à la fois commun et universel. Cependant, ces mêmes formes d'adresse induisent une forme d’injonction implicite qui joue sur la proximité le long de l’axe horizontal et la neutralisation de la symétrie le long de l’axe vertical pour faire accepter le point de vue des scripteurs.

  4. Il n’est pas anodin que l’adresse dans cette lettre ouverte passe de la non-désignation, à l’auditoire universel, à un auditoire particulier mais dont les contours sont flous à, enfin, un auditoire clairement désigné. Ce jeu d’adresse permet aux scripteurs de décloisonner en quelque sorte le débat et de le généraliser, d'évacuer la dissension en rejetant les thèmes du clash des civilisations. Ils démontrent, de la sorte, que leur parole, en raison de son universalité s'adaptent à toutes les circonstances et à tous les allocutaires

  5. À vrai dire, les modes d’adresses utilisés dans cette lettre ouverte de même que la segmentation des auditoires s’expliquent essentiellement par le positionnement statutaire que les scripteurs adoptent ; ils ne veulent apparaître comme étant en surplomb vis-à-vis de leurs allocutaires ni comme étant en situation d’extopie non plus. Au contraire, ils mettent en scène une parole émise à partir de ce que Luc Boltanski appelle un lieu neutre, c’est-à-dire: « espace, plus ou moins institués, dans lesquels les membres de différentes fractions peuvent se rencontrer et échanger sans rien abandonner des caractères qui les définissent en propre et sans renoncer aux valeurs, morales et politiques, auxquelles ils sont attachés22. » La parole émise à partir de ce lieu neutre se donne à comprendre d’abord comme éminemment mue par le souci du bien commun.

  6. La lettre inaugurale, parce qu’elle se donne à lire comme une invitation à débattre à partir d’un lieu neutre, définit ce qui est acceptable ou inacceptable, normal ou anormal. Ce lieu neutre cherche à dissimuler qu'elle se fonde sur une doxa qui est, en fin d’analyse, une contrainte et un principe d’ordre que les scripteurs imposent à leurs auditoires, même s’il n’y a aucune injonction directe.

  7. En effet, dans le corps de leur texte, les valeurs universelles, au nom desquels les autres sont interpellés, sont illustrées par les valeurs américaines ; par conséquent, l’Amérique est une généralité incarnée : elle incarne le collectif et elle représente une idéalité à laquelle aspirent toutes les nations du monde :

5) To us, what is most striking about these values [American values] is that they apply to all persons without distinction, and cannot be used to exclude anyone from recognition and respect based on the particularities of race, language, memory, or religion. That's why anyone, in principle, can become an American. And in fact, anyone does.

  1. Bien qu’elle affiche une intention consensuelle, la lettre inaugurale instaure une ligne de clivage qui détermine les places énonciatives légitimes et celles qui ne le sont pas. Ce qui est légitime est ce qui se conforme aux valeurs universelles, qui sont, in fine, les valeurs américaines. Ce faisant, elle trace les contours d’un cercle de la raison, où règne le débat dépassionné fondé sur le logos. Mais la frontière entre le dedans et le dehors de ce cercle de raison n'est pas outrageusement binaire et la configuration de l’espace symbolique du débat n’impose pas, en apparence, une clôture rigide.

Adresse, mise en litige et mésentente

 

  1. Sont regroupées de cette partie deux lettres – réponses à la lettre inaugurale :

1) How can we coexist? A response to What We’re Fighting For

2) A World of Justice and Peace would be Different. (A response to What We're Fighting For: A Letter from America.)

  1. L'analyse des formes et des enjeux de l'adresse dans ces deux lettres- réponses se fera à l'aide de la définition que J. Rancière donne de l’interlocution politique. Pour J. Rancière, le principe fondamental de l’interlocution politique est la mésentente et le dissensus car, au fond, la discussion se fait sur la base d’une dissymétrie des positions. Le dissensus n’est pas le conflit des intérêts ou des opinions, c’est avant tout une « rupture dans le sensible » qui porte «  sur les données d’une situation particulières, sur ce qu’on voit et sur ce qu’on peut en dire, sur la question de savoir qui est qualifié pour voir ou dire les donnés23. »

  2. Les deux lettres analysées ici ont en commun une intention proclamée de dialoguer de manière dépassionnée avec les scripteurs de la lettre inaugurale pour mettre en litige leur vision, le monde perceptif qu'ils proposent et les termes du débat qu'ils ont choisis. Nous verrons alors comment chacune de ces deux lettres expriment, chacune à sa manière et à partir d’une position différente, un dissensus et une mésentente.

How We Can Coexist?

  1. La lettre fut publiée sur le site www.islamtoday.net qui a la particularité d’avoir trois versions (arabe, française et anglaise) ; How Can We Coexist? s'y trouve en arabe et en anglais. Elle se présente comme une réponse à la lettre inaugurale et elle s'adresse, pour cette raison, à deux auditoires particuliers clairement définis : un auditoire musulman et les scripteurs de la lettre inaugurale, donc, par extension à un auditoire américain / occidental.

  2. Le texte commence par une adresse directe à l'auditoire musulman :

6) A little while ago, educated people had been discussing a paper prepared by the Institute for American Values entitled “What We're Fighting For” which was signed by sixty American intellectuals. It centers on a number of issues, among the most important of which is to explain the morality behind America's war on what they call terrorism and to call the Muslims to stand with them, adopt American values, and fight against what they describe as Islamic radicalism. (Nos italiques)

7) The language of their discourse is the language of power. (Nos italiques)

  1. Les scripteurs de cette lettre ouverte reformulent le message de la lettre inaugurale et ils l’interprètent comme un appel à adopter les valeurs américaines et non comme une invitation à partager des valeurs universelles. Le principe de la triangulation nous permet d’envisager « they » , « their », « them » comme les équivalents du « you » ou « your » car le texte est une réfutation et une mise en litige du contenu de la lettre initiale. Par conséquent, derrière l'adresse directe à l'auditoire musulman, il y a une adresse indirecte aux scripteurs de la lettre inaugurale. Ce choix énonciatif joue, d'une part, sur des arguments d’identification entre les signataires de la lettre ouverte et leur auditoire musulman, et, d'autre part, sur les arguments de différenciation, entre eux et leurs pairs américains. La différentiation implique distanciation avec les allocutaires américains / occidentaux et réfutation du monde perceptif configuré par la lettre inaugurale ; elle implique tout autant le rejet de la main tendue par les scripteurs de la lettre inaugurale à leur auditoire musulman. Enfin, ce choix énonciatif met en place une vision binaire entre « nous » et « eux », semblable à celui sous-entendu par la lettre inaugurale.

  2. Tous comme les signataires de la lettre ouverte, les scripteurs de cette lettre se présentent également comme tenant leur discours à partir d'un lieu neutre et ils s'adressent à leurs allocutaires au nom de valeurs qu'ils estiment universelles et qu'il s'emploient à expliciter et rappeler :

8) We welcome dialogue and exchange. Dialogue, in principle, is a noble endeavor where we can take a good look at our moral foundations and discuss them with the intent of establishing a more just and equitable relationship between our nations and peoples. From this point of departure, we (…) -present our point of view as an informed alternative with the intent of establish (sic) an atmosphere of mutual understanding that can be adopted by organizations and governments.

  1. Avec l'invocation des valeurs universelles, les scripteurs étendent, explicitement, le débat à un auditoire universel ; l''invitation au dialogue n'est pas adressée aux seuls signataires de la lettre inaugurale, elle s'étend à toutes les personnes de bonne volonté :

9) At this important juncture in history, we call upon unbiased thinkers to engage in earnest dialogue to try and bring about better understanding for both sides that will keep our peoples away from the domain of conflict and prepare the way for a better future for the generations to come who are expecting a lot from us. (Nos italiques)

  1. Les scripteurs s'adressent à un auditoire universel, unbiased thinkers, en même temps qu'ils insistent sur la convergence des buts recherchés, d'où l'emploi de pronoms inclusifs tels « us » et « our ».

  2. L'extension et le décloisonnement des auditoires démontrent, aux yeux des scripteurs de cette lettre, que leur texte est une réponse dépassionnée à la lettre inaugurale ; les signataires affichent un éthos de modération et ils font appel au logos, à des arguments que tout être raisonnable est censé comprendre et accepter. Mais cette modération affichée cède la place souvent à une interpellation véhémente et à l’établissement d’un lien métonymique entre les signataires de la lettre ouverte, la société américaine, le gouvernement américain et l’occident de façon générale :

10) The Muslims have the right to adhere to their religion, its values, and its teachings. This is an option that it will be difficult to try and withhold from them. Nevertheless, what we present is a moderate and balanced understanding and go forward to propagate it, and the West shall see that it is very different than the notions that they have about Islam. This is if the West is truly willing to afford us, our religion, and our abilities proper recognition, or at least willing to study the facts of our religion and our values in a rational and objective manner.

11) The West often speaks of the problem of terrorism and radicalism.

12) We seriously call upon the West to become more open to Islam, look more seriously at its own programs, and behave more mildly with the Islamic world.

  1. Ce glissement et cet amalgame induisent une hiérarchisation des auditoires dans cette lettre ouverte ; les scripteurs s'adressent à un auditoire particulier en réaffirmant ce qui leur tient de doxa : l’hostilité de l’occident et la supériorité de l’islam. Les autres auditoires sont un alibi pour réactiver ce discours qui affiche une modération contredite par les arguments qu’il développe et les modes d’adresses qu’il utilise. Dans cette lettre ouverte, les positions semblent radicalement irréconciliables et ce qui prime est l’asymétrie qui autorise les signataires à utiliser un ton presque comminatoire :

13) The West must realize that by blocking the specific options and moderate aspirations of the Muslim world and by creating conflicts, they will bring about perspectives in the Muslim world that will be hard to overcome in the future and will create problems for generations to come all over the world.

  1. Le modal radical « must » est un taxème ; il vient renforcer les formes d'adresse indirectes, notamment à travers les emplois de « they » et « their » et met en évidence comment cette lettre situe le rapport interpersonnel, que les scripteurs établissent avec leurs allocutaires, le long de l'axe vertical, celui de la hiérarchie et dans lequel ils occupent la position haute. De ce point de vue, le destin de l'adresse formulée dans la lettre inaugurale semble bien être la mécompréhension et donc le rejet ; les scripteurs de How can we co-exist? ne se contentent pas d'opposer une fin de non-recevoir à la lettre inaugurale, mais ils la réinterprètent, la réfutent et l'éloignent de l'intention originelle de ses signataires.

A World of Justice and Peace would be Different

  1. Les intellectuels allemands entrent dans ce débat parce qu'ils se sentent interpellés par la lettre inaugurale qui s’adresse à un auditoire universel et dont les scripteurs valident leur position en le fondant sur des principes communs à toute l’humanité. Leur lettre des intellectuels allemands est destinée en priorité aux signataires de la lettre inaugurale, comme cela transparaît dans le titre ; mais elle s'adresse également à d’autres auditoires, notamment « the Islamic world », activant ainsi le principe de la triangulation qui caractérise les lettres ouvertes. Avec cette double adresse, les intellectuels allemands récusent ce que la lettre inaugurale implique ou configure comme représentation d'un monde perceptif valide universellement ; ils le mettent en litige et, en même temps, ils réactivent un interdiscours dans lequel se trouve, notamment, le thème du choc des civilisations.

  2. La mise en litige commence par le rappel d'un ensemble de principes et de valeurs autour desquels les scripteurs postulent un accord avec leurs allocutaires américains. Ils les élèvent au rang de valeurs et de principes indiscutés et ils en font les prémisses de leur raisonnement et de leur argumentation. Ils les posent comment des évidences que leurs allocutaires ne peuvent que partager :

14) There can be no moral justification for the horrible mass murder on September 11th. We agree with you wholeheartedly about that. We also share the moral standards that you apply, namely that human dignity is inviolable, regardless of sex, color of skin, or religion, and that striving for democracy is an important foundation for the protection of human dignity, of individual freedoms, of freedom of religion, and of the human rights specified in the UN Charter.

  1. Les intellectuels allemands aussi mettent en scène une parole qui est émise à partir d’un lieu neutre mais pour récuser ce qu'ils estiment une captation idéologique et partisane de principes universels. Et c'est à partir de ce lieu neutre qu'ils signalent la mésentente et le dissensus :

15) And, in view of the overwhelming evidence of the historical facts, we cannot follow you when you write that your country “At times ... has pursued misguided and unjust policies”. The United States made an outstanding contribution to the liberation of Europe from the yoke of Nazism. However, as a leading superpower during the period of East-West confrontation, it was also largely responsible for grave abuses in the world.

  1. Pour exprimer la mésentente et le dissensus, les signataires établissent un lien métonymique entre « you », « your country » et les Etats-Unis. Le « you » est utilisé pour fait entendre le désaccord mais sans véhémence ; certes, il signale l'adresse directe mais il n'est pas accusatoire et il ne menace pas la face des allocutaires américains. Lorsque la charge est plus forte et lorsque le propos est plus critique et plus sévère, les scripteurs utilisent une adresse relativement plus indirecte, en employant « your country »:

16) But it is precisely these moral values, which are universally valid in our eyes, that cause us to reject the war that your government and its allies in the “alliance against terror” are waging in Afghanistan.

  1. Ailleurs dans la lettre, l'adresse indirecte prend la forme de questions qui interpellent et qui formulent des critiques :

17) How can the doubts raised about these moral standards in other cultures be dispelled, if — of all people — the elites of U.S. civilization, who see themselves as advocates and guardians of these values, bring the belief in the universality of these values into discredit? Can we expect other nations and cultures to perceive the application of dual standards as anything but the expression of continuing Western arrogance and ignorance?

  1. L'adresse indirecte évite aux scripteurs d’interpeller ouvertement leurs allocutaires américains, de menacer leur face et de déstabiliser le rapport interpersonnel qui les lie. Les intellectuels allemands sont soucieux d'exprimer la mésentente et de mettre en litige les donnés du monde perceptif tout en veillant à placer la relation le long de l'axe horizontal. Pour ces raisons, le choix énonciatif qui alterne adresses directes et indirectes de cette lettre ouverte se caractérise par une courtoisie bienveillante mais ferme qui permet l'expression du dissensus et de la mésentente.

Adresse, agôn et arguments ad hominem

 

  1. Dans cette partie, nous analyserons les deux dernières lettres ouvertes de notre corpus, à savoir :

1) Response to German intellectuals by average American citizens.

2) Options are limited. Movement for Islamic Reform in Arabia (MIRA London).

  1. Elles se caractérisent essentiellement par un usage fréquent de l’argumentation ad hominem, ce qui détermine profondément leurs formes d’adresses et la distribution de leurs places énonciatives. L’argumentation ad hominem couvre un ensemble de techniques rhétoriques et elle consiste en l’attaque du point de vue d’autrui, de son discours ou de son ethos. Elle peut être soit motivée par des justifications, soit gratuite ; lorsqu’elle est justifiée, elle adopte alors une tonalité judiciaire24.

Response to German intellectuals by average American citizens

  1. Le titre de cette lettre ouverte indique à la fois le positionnement statutaire des signataires (average American citizens) et à qui ils destinent en premier lieu leur lettre (les intellectuels allemands). Le statut de « citoyens moyens » implique que les signataires expriment le point de vue que le bon sens impose, qu’ils n’entendent pas entamer un débat à partir de considérations abstraites ou générales. Par conséquent, cette lettre se présente comme le pendant de la lettre inaugurale ; la première est signée par des intellectuels, la seconde par des citoyens moyens mais dans tous les cas il est question de défendre la même thèse, les mêmes valeurs. De plus, cette lettre reformule de façon moins édulcorée et moins atténuée les propos de la lettre inaugurale, elle radicalise et elle accentue le monde perceptif qu'elle propose et elle renforce sa division binaire latente.

  2. Les scripteurs opposent aux intellectuels allemands une parole qui se fond sur un raisonnement simple et qui s'appuie sur le « bon sens ». La désignation de soi dans le titre même de la lettre est teintée d'un certain « anti-intellectualisme » dont la finalité est de discréditer et de délégitimer la parole de leurs allocutaires directs. Ses signataires développent un discours agonistique et ils affichent un ethos conflictuel en recourant constamment à la disqualification de leurs allocutaires par l'emploi récurrent d'un « you » qui est essentiellement accusatoire :

18) What you fail to understand and seem to trivialize is that the attacks of Sept. 11th was not just the random killing of 3,000 innocent people, it was a wake-up call to the world that terrorism and Radical Islamic Fundamentalism has clearly reached a new level of power, insidiousness and boldness. And you would even dare to insinuate that it is the oppressive policies of the U.S. that caused this attack! We can blame this attack on our own policies, yes, that is true. But it is the very policies which you offer as the solution that allowed this threat to grow to its current scary and deadly levels. (Nos italiques)

  1. Le « you » fonctionne pragmatiquement comme un taxème ; il donne plus de force et de vigueur à des arguments ad hominem circonstanciels ; en effet, les scripteurs reprennent des propos des intellectuels allemands, les réfutent et ils vont même jusqu’à refuser à leur allocutaire le droits de les tenir. Dans cette lettre, la charge et la véhémence de l'adresse directe ne sont pas atténuées et les signataires ne cherchent pas à ménager la face de leurs allocutaires ; au contraire, ils visent à discréditer et à rejeter leur point de vue pour montrer que la distance qui les sépare est incommensurable.

  2. En radicalisant les positions par le recours à l’argumentation ad hominem, les signataires adoptent un ton agonistique, ils établissent une symétrie entre les intellectuels allemands et les fondamentalistes islamistes :

19) We really would think that it should be you that would have defended Israel all these years since the entire reason for the creation of the Jewish state was to award the Jews a land free of persecution and genocide. By your actions, it appears to us that you hope the Arabs will complete the job that your country started.  (Nos italiques)

  1. Avec la mise à distance énonciative des allocutaires allemands, l'utilisation de l'argumentation ad hominem et de taxèmes, les scripteurs de cette lettre cherchent à jeter un doute sur la sincérité des intellectuels allemands. En outre, ils les soupçonnent de nourrir de forts sentiments antiaméricains, de partager des valeurs communes avec les fondamentalistes islamistes et ils les accusent, de façon à peine voilée, d'antisémitisme.

  2. Ailleurs dans la lettre, les signataires de cette lettre ne se contentent pas uniquement d’établir une symétrie entre les intellectuels allemands et les fondamentalistes islamistes; ils les accusent également d'être les alliés de la « gauche radicale » américaine :

20) What really concerns us is your contention that our government has been taken over by fundamentalists. It would appear you have had too much dialog with the radical left in this country who labels all Republicans with such nonsensical names.

  1. En somme, les critiques véhémentes, les disqualifications et les rejets formulées dans ce texte ne sont pas adressés uniquement aux intellectuels allemands, mais y sont adjoints d'autres auditoires que les signataires considèrent comme leurs ennemis ou leurs adversaires idéologiques. Sa vision binaire et son ton agnostique tracent une ligne de démarcation entre ce qui est bien, acceptable et ce qui doit être repoussé. Le rapport que les scripteurs établissent avec leurs auditoires se situe le long de l'axe vertical ; ils occupent, dans ce rapport, une position haute qui les autorise à rejeter et à disqualifier.

Options are limited

  1. L’allocutaire n’est pas clairement désigné dans le titre de cette lettre ; cependant, le mot « options » peut aisément se comprendre en prenant en considération l’interdiscours de cet échange épistolaire ; les options en question sont celles présentées, de façon explicite, dans la lettre inaugurale. Par conséquent, l’auditoire principal de cette lettre se compose avant tout des signataires de la lettre inaugurale :

21) We read your communiqué which declares your position regarding the campaign led by your country against “terrorism”. Upon considering it, reviewing the American history and its relationship with the Muslim world and analysing current events, we have arrived at the following points. We think you might benefit from considering our conclusions.

  1. La lettre inaugurale est métadiscursivement requalifiée, elle devient sous la plume des scripteurs un « communiqué », ce qui donne au texte initial des visées presque guerrières et militaires. Cette requalification métadiscursive sous-entend que les signataires d'Options are limited tiennent les scripteurs de la lettre inaugurale pour les porte-parole officiels de l’Amérique et ils signalent ainsi leur « ambivalence ». Cette perception de leurs allocutaires a une forte incidence sur les formes d’adresse utilisées dans cette lettre. Ils établissent dans ce texte une chaîne métonymique entr you, America et The United States.

  2. Au début de la lettre, l'adresse est directe, elle est atténuée et sa charge critique est minimisée :

22) If you claim that you do not condone America's nuclear attacks, then you should consider her act as more morally repellent than that of those who attacked New York.

  1. L’emploi de la construction hypothétique en « if » et du modal « should » extirpent de cet énoncé toute charge critique ouverte. Ce choix exprime presque de façon édulcorée ce qui est reproché aux allocutaires ; les scripteurs adoucissent le contenu propositionnel de leur message et ils n'adoptent pas un ton catégorique.

  2. Cependant, au fur et à mesure que la lettre se déploie, l’argumentation ad hominem prend de l’importance, et l’adresse devient accusatoire et menaçante à la face des allocutaires :

23) But people like you, who believe in global polarization into an US-led West versus Islam, reveal their cultural and intellectual impotence when they exhibit enormous gaps in understanding so important an issue.

24) Clearly, your ineptitude in understanding the issue is not only academic but also practical to the extent that you offer blessing to the US campaign of revenge.

  1. Le rejet et la défiance de leurs allocutaires prend aussi la forme de questions, qui sont, en fin de compte, des questions rhétoriques :

27) Did you ever ask yourselves the simple question: how could the perpetrators manage to paralyse the entire intelligence apparatus and carry out a most sophisticated operation with its enormous planning and logistics without being detected, let alone prevented, by your security forces?

  1. Tout comme la lettre des « citoyens moyens américains », cette lettre ouverte s'adresse à un autre auditoire particulier, composé d'une catégorie de musulmans :

28) Disregarding those rulers and intellectuals who try to flatter you and present you with an image of Islam which suits you, Islam's message is clear, well documented and jealously guarded, and no one can tamper with its principles. No matter how much those flatterers try to pick and choose half quotes and misrepresented dictums, the truth remains that Islam, as you may know, really calls on its followers to overcome opponents and reach the whole word with its universal message. (Nos italiques)

  1. Cet auditoire particulier est composé de ce que les scripteurs ne considèrent pas comme de vrais musulmans mais d'êtres intéressés ou obséquieux, incapables de défendre le « vrai » islam.

  2. Les deux lettres regroupées ici participent de la même logique ; elles s'adressent en priorité à un auditoire particulier et qui sont, respectivement des intellectuels allemands et les signataires de la lettre inaugurale. Ce qui prédomine dans ces deux lettres agnostiques ce n'est pas tant le dialogue mais une feintise de dialogue ; par l'emploi abondant de l'argumentation ad hominem, les scripteurs cherchent à disqualifier les allocutaires auxquels ils s'adressent et qu'ils interpellent. De plus, les deux lettres s'adressent à des auditoires « internes », leurs adversaires dans leur propres groupes d’appartenance : la gauche radicale dans un cas, à dune catégorie de musulmans dans l'autre.

  3. Les formes d’adresse dans ces deux lettres ouvertes impliquent un refus catégorique d’appartenir à la même communauté que celle de leurs allocutaires ; elles placent les rapports interpersonnels le long de l'axe vertical. Ces deux lettres sont ouvertement agonistiques, elles menacent la face des allocutaires et elles déstabilisent la relation intersubjective qui les lie. Dans l'une et l'autre lettre, les formes d'adresse mettent en place un espace de relégation, un atopos dans lequel sont rejetés et cantonnés les intellectuels allemands (et peut-être les allemands de façon générale), la « gauche radicale » américaine, d'un côté et, de l'autre, les occidentaux et une partie des musulmans etc.25

  4. En fin, en raison de la prédominance du discours agonistique, ces deux lettres ne feignent pas de parler à partir d'un lieu neutre, d'où de toute référence à une doxa ou à un ensemble de valeurs autour desquelles les signataires et leurs allocutaires communieraient, il n'y a pas d'adresse non plus à un auditoire universel. Les signataires de ces deux lettres n’invitent pas au dialogue, au banquet et ils ne débattent pas ; ils condamnent tout point de vue qui diverge du leur, cela explique leur tonalité juridique.

Conclusion

 

  1. Nous avons cherché, dans ce travail, moins à démêler les nœuds idéologiques des lettres qui en constituent le corpus que de jeter un éclairage sur les formes d’adresse employées et à mettre en évidence la construction discursive des auditoires et leur segmentation. Cette double opération est liée à un espace de représentation (politique, idéologique et culturel) et elle se fonde sur un principe de classification qui hiérarchise et relègue. L'analyse de la scénographie épistolaire, adoptée dans chacune des lettres du corpus a mis en évidence comment s'instaure des rapport de places et un schéma d’adresse qui entremêle, chaque fois, une adresse directe et une adresse indirecte et qui met au devant de la scène énonciative un auditoire et cantonne d'autres dans l'arrière-plan.

  2. L’identité générique de la lettre ouverte induit des formes particulières d’adresse. L'analyse a montré que la lettre ouverte fonctionne comme une scène de communication qui atteste d’une scène publique dans laquelle l’adresse rapporte, parfois, les scripteurs et leurs allocutaires à un monde commun et d'autres fois, elle en signale la quasi-absence. L’analyse des modes d’adresse dans notre corpus jette un éclairage sur la communauté présupposée par ces lettres ainsi que l’ordre finalisé auxquelles elle sont censées obéir, ce au nom de quoi il y a relation et adresse, leurs idées régulatrices, leur régime de vérité, etc.26

  3. Les différentes formes d'adresse, directes ou indirectes, mettent également en évidence comment sont (re)travaillées les relations entre les différents allocutaires, leurs liens, leurs accords et leurs désaccords. De ce point de vue, la question de l’adresse dans la lettre ouverte est indissociable d’une dramaturgie des rôles et des places que les scripteurs situent le long de deux axes.

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  • Siess, Jürgen. La Lettre, entre réel et fiction. Paris : SEDES, 1998.

1 J. Francis, Écrits anthropologiques.

2 H. Merlin, « La Question de la destination : considérations théoriques », 149.

3 C. Perelman, Traité de l'argumentation : la nouvelle rhétorique, 8-9.

4 Ibid. 19.

5 Ibid. 29.

6 Ibid.

7 Ibid., 28.

8 R. Amossy,  L’Argumentation dans le discours,  215.

9 D. Maingueneau, « Détachement et surdestinataire. ».

10 C. Kerbrat-Orecchioni, « L'Interaction épistolaire », 15.

11 Ibid., 17.

12 J. Siess, « L’Interaction dans la lettre d’amour », 112.

13 J.-M. Adam, « Les Genres du discours épistolaire », 42.

14 A. Jaubert, La Lecture pragmatique, 16.

15 A. Jaubert, La Correspondance comme genre éthique.

16 R. Amossy, op. cit.

17 Op. cit.

18 C. Kerbrat-Orecchioni, Les Actes de langage dans le discours, 69.

19 Ibid.

20 J. Rancière,  Et tant pis pour les gens fatigués, 314.

21 J. Habermas, De l'éthique de la discussion.

22 L. Botlanski, Rendre la réalité inacceptable, 59.

23 J. Rancière, op. cit., 187.

24 T. Herman, « L’Argument ad hominem en question », 367.

25 T. Herman, op. cit.. 369.

26 H. Merlin, op. cit., 160.



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