Parole pleine / parole vaine, ou de l'implication du sujet dans sa parole : le cas Norman Mailer

Claudine Thomas

Université de Lille 3

A voice from the balcony: "Come on, Norman, say something!"

  1. S’il s’est trouvé, dans l’histoire agitée de la deuxième moitié du vingtième siècle, un écrivain américain pour afficher son désir d’y inscrire sa parole, c’est bien Norman Mailer. Chez lui, le Romancier, doublé de son « autre » — le chroniqueur et commentateur politique, l’auteur de « récits non fictifs » ou « romans vrais » et, avec tout cela, Mailer insiste, l’Historien — n’a jamais cessé d’interroger plus ou moins bruyamment la force signifiante du langage. Entre expérience performative du discours et recherche, à la fois éthique et politique, d’une parole dont le sujet parlant puisse répondre.

  2. Un texte, de ce point de vue, mérite qu’on s’y arrête pour les termes dans lesquels se formule la question : à savoir le célèbre récit de la participation d’un certain « Mailer » à la marche sur le Pentagone d’octobre 1967 contre la guerre au Vietnam intitulé The Armies of the Night. Avec pour point focal les quelque vingt-cinq pages qui viennent y placer la prise de parole sous le signe à la fois du Théâtre (chapitre I, 5 : Towards a Theater of Ideas) et du Pouvoir (chapitre I, 6 : A Transfer of Power). On dira, pour ouvrir le débat, que dans cet écart se donne à lire la poursuite d’une légitimité, mais un discours prêt aussi à se risquer comme parole en pure perte au bénéfice d’une hypothétique (re)conquête.

  3. Parce que si récit il y a, celui d’un événement ayant fait date dans l’histoire socio-politique des Etats-Unis, il s’en dégage autre chose, un questionnement sur le langage, le pouvoir des mots, la nature éminemment problématique de l’ « agir » dont relève le discours. Armies peut ainsi également se lire comme une invitation à exercer ce questionnement, ou encore comme une version — d’une verve, il faut le dire, souvent vengeresse — de la crise du logos.

Signature

I. Pen Pals

From the outset, let us bring you news of your protagonist. The following is from Time magazine, October 27, 1967.

A Shaky Start

Washington’s scruffy Ambassador Theater [...] was the scene of an unscheduled scatological solo last week in support of the peace demonstrations. Its anti-star was author Norman Mailer, who proved even less prepared to explain Why Are We In Vietnam? than his current novel bearing that title.

Slurping liquor from a coffee mug,[...]

[m]umbling and spewing obscenities as he staggered about the stage, Mailer described in detail his search for a usable privy on the premises. Excretion, in fact, was his preoccupation of the night. ‘I’m here because I’m like LBJ [...]. He’s as full of crap as I am.’ When hecklers mustered the temerity to shout ‘Publicity hound  !’ at him, Mailer managed to pronounce flawlessly his all-purpose noun, verb and expletive: ‘**** you.’

[...]

By the time the action shifted to the Pentagon, Mailer was perky enough to get himself arrested by two Marshals. ‘I transgressed a police line,’ he explained with some pride on the way to the lockup, where the toilet facilities are scarce indeed and the coffee mugs low-octane1.

  1. Avec cette citation, premier point de vue sur l’événement et sur la prestation de son « anti-star », « author Norman Mailer », c’est déjà par une manoeuvre, du reste plus ou moins transparente, que s’ouvre Armies. Un point de vue — tel paraît être l’enjeu de cette petite comédie inaugurale de l’énonciation — qu’il s’agirait de ne pas ignorer, puisqu’il est en circulation, et que c’est celui d’un « collègue ».

  2. Or de ces journées de manifestations, jusqu'à la marche sur le Pentagone, Time choisit de ne retenir que le compte rendu télégraphique et caricatural de l’intervention publique d’un personnage au discours incohérent et ordurier, représenté à une sorte de stade infantile de la communication, son arrestation étant ensuite évoquée en quelques mots sarcastiques. Entre les deux, rien. Déroute du discours contestataire. « A Shaky Start », en vérité.

  3. Sauf que l’incipit, cette figure capitale de l’adresse, construit ici en sous-main son véritable objet. Ayant d’abord laissé l’autre, le « copain de plume », parler en son lieu et place, on peut alors proposer de laisser là Time « in order to find out what happened2 ». Procédure exemplaire de véridiction qui autorise (« we may leave Time ») le récit qui va suivre en lui donnant valeur de réplique — réplique de et réplique à, évidemment. De sorte qu’il y a ce que prétend croire ce premier chapitre : qu’il existe un réel à traduire, avec un compte rendu partisan et réducteur à écarter, pour celui, véridique, à venir. Puis il y a ce que la narration donne à lire, à savoir le piège de l’approche réaliste qui, se retournant ici contre elle-même, rend impropre à s’authentifier directement comme récit non fictif la relation qui s’engage avec le Chapitre Deux. La « camaraderie de plume », les deux textes, les deux écritures, autant de manières pour la fable de représenter ce qu’elle cherche à accomplir : mettre à part la question généalogique.

  4. Le condensé des défauts et préjugés de la presse conservatrice qu’est l’entrefilet de Time est ce dont le signataire de Armies a besoin pour faire recevoir son discours.  Mais il n’est à lire que dans l’opération de sa réinscription. «  Mailer managed to pronounce flawlessly [...] » : à preuve ce portrait brossé par Time d’un personnage au discours incohérent qui se met à raconter pour ainsi dire à son insu la naissance d’une parole ; et citant injures et obscénités à titre de preuve — même, et surtout, euphémisées par des astérisques — leur reconnaît par là, au moins virtuellement, le pouvoir d’agir.

  5. C’est donc avec la caution de son double burlesque que l’on verra successivement le dit « Mailer », qui a d’abord assez longuement laissé parler ses hésitations, accepter de participer à l’événement, s’apprêter à prendre la parole, s’en voir priver pour s’être absenté de la scène quelques instants, mais la reconquérir de vive force en se lançant dans une improvisation bouffonne3 (celle retenue par Time, mais, tout est là, remise en jeu dans sa version longue), puis être enfin invité à s’exprimer, pour terminer cependant avec la réduction à l’absurde, à nouveau par la presse officielle, de son discours de sortie de prison. Le « discours impromptu » qu’il passe une partie du temps à « préparer4 » donne, sous des dehors cocasses, la mesure de l’enjeu. Comédie d’un sujet en principe souverain dont à tous moments la parole risque, si l’on peut dire, une forme d’ex-propriation.

Interpellation

‘Publicity hound,’  shouted someone from the upper balcony.

‘Fuck you,’ cried Mailer back with absolute delight [...]5

  1. Appellation injurieuse et riposte de l’interpelé, qui réinterprète sa relation à l’autre dans un idiome, l’obscénité, dont les quelques pages qui précèdent ont vanté les pouvoirs ainsi que les vertus identitaires6 : ce court échange, retenu par Time et recontextualisé au chapitre I,6 du récit, a dans Armies une valeur quasi paradigmatique. Il fait le lien entre appellation et injure, ce que le syntagme « to call someone names » (qui signifie normalement « insulter ») permet en anglais de faire entendre, comme le souligne en particulier Judith Butler dans Le Pouvoir des mots (Excitable Speech. A Politics of the Performative)7. Un travail dans lequel elle examine (à partir d’une analyse du hate speech) le pouvoir qu’a le langage de blesser, ou à tout le moins de nous assigner une place que nous n’avons pas choisie. Une « vulnérabilité linguistique » (pour reprendre l’expression qu’elle utilise) qui se trouve en même temps conditionner la constitution d’un sujet dans le langage. Les deux indissolublement liés, liés dans et par la langue, de par son action même. De même que sont liés, à l’intérieur du processus continu de l’adresse, émetteur et destinataire.

‘Yes, Norman. I really think you are the best journalist in America.’

[...] ‘Well, Cal,’ said Mailer using Lowell’s nickname for the first time, ‘there are days when I think of myself as being the best writer in America.8

When Mailer gave his name, the man with the clipboard acted as if he had never heard of him, or at least pretended never to have heard of him [...].

“How do you spell it?”

‘M.A.I.L.E.R.’

‘Why were you arrested, Mr Miller?’9

  1. Ici, et ailleurs, sous différentes formes, la narration consigne cette dépendance à l’égard de l’« adresse » de l’autre. Un trait à rapporter sans doute à la place que se taillent dans le récit les dialogues (« réels » ou muets), la théâtralisation de la parole, sans cesse en débat, mais qui finit par donner à ce noeud discursif une prégnance toute particulière. Quant à la voix anonyme qui, d’en haut, « from the upper balcony », apostrophe l’orateur indiscipliné, elle n’est pas non plus très éloignée (sans vouloir trop solliciter le texte) de celle évoquée par Althusser dans sa célèbre scène d’interpellation10. Rapprochement qui, à son tour, pose la question de savoir comment celle-ci opère, et si elle ne fait que répercuter une convention, un langage que l’on n’a pas créé. Auquel cas le sujet n’a pas un pouvoir souverain sur ce qu’il dit. Dès lors, de qui provient vraiment l’adresse ? A qui est-elle adressée ? Et comment se réapproprier la force du discours ?

  2. Lorsque la narration revient sur l’épisode mis à mal par Time, c’est précisément dans le chapitre intitulé A Transfer of Power. Un chapitre qui met principalement en scène l’opposition entre « Mailer », « clown of an arriviste baron11 » et le poète Robert Lowell en patricien des lettres américaines, partenaires dans une comédie de la rivalité entre les deux personnages. Jusqu’au moment où, Lowell ayant achevé de lire un de ses poèmes (cité dans le texte) à l’auditoire de l’Ambassador Theater, « Mailer » prend la parole et lance en guise d’entrée en matière :

‘Now you may wonder who I am,’  he said to the audience, or bellowed to them, for again he was not using the mike [...]. He did not have a notion of what he would say next, but it never occurred to him that something would not come. [...] he just wanted to live on the edge of that rhetorical sword he would soon try to run through the heart of the audience12.

How To Do Things With Words

  1. S’ensuit l’histoire du fameux « solo scatologique » : s’il s’est absenté, c’est pour aller satisfaire un besoin pressant mais, dans l’obscurité, a manqué la cuvette. Avec apostrophes au public, insultes à la presse officielle, chapelet d’obscénités et incarnation bouffonne du président Johnson13.

[...] see here, you know who I am, why it just came to me, ah’m so phony, I’m as full of shit as Lyndon Johnson. Why, man, I’m nothing but his little old alter ego. That’s what you got right here working for you, Lyndon Johnson’s little old dwarf alter ego14.

  1. Le président fauteur de guerre, c’est ce personnage qui, ne trouvant pas le commutateur dans le noir, pisse à côté de la cuvette, puis va le confesser en public. Au seuil du récit de la Grande Marche sur le Pentagone, c’est d’abord au bouffon qu’il appartient, sur le mode de la dérision (« his most special fool’s garden15 »), de prendre la parole. Né sur un théâtre (« Mailer had been entering theaters for years16 »), le Norman Mailer de l’Ambassador Theater, en désignant le lieu d’où il parle, parvient sur cette autre scène à faire tenir dans un même geste l’inessentiel et le signifiant (l’historique), l’improvisation et, arrachée après coup à sa mésaventure, en soi le type même du non-événement17, une version burlesque, mais reconnaissable, de rituel sacrificiel. Le Fou offert en pâture à la réprobation de la foule, parce qu’il est le double du Roi, dont il mime à sa façon l’expulsion violente par la communauté.

  2. Avec, dans cette performance, l’exemple de ce qui est, sous différentes formes, une préoccupation constante dans Armies : une présence du corps, cette autre composante de l’acte de discours. Ainsi, à partir des deux personnages de Lowell et Mailer, dont par ailleurs certaines options morales sont très proches, se manifestent deux types d’être-au-langage : en face du poème de Lowell lu à distance du corps (la narration est, là-dessus, explicite18), l’improvisation de « Mailer » — hurlée, sans micro, langage cru appuyé sur toute une gestuelle — relevant d’une économie du risque et de la dépense. L'insulte — « fuck you », et même « publicity hound » — montre bien, de ce point de vue, qu'elle est un performatif, qui ne vise pas à inscrire l'autre dans une classification cognitive, mais à produire, par son simple énoncé, un effet pragmatique. Pour un langage-action, fort de ses pouvoirs illocutoires, qui injecté dans l’événement lui donne aussitôt forme. Mais, en même temps, parole en pure perte si elle n’est reconquise sous les espèces de sa transcription narrative, révélée à elle-même à l’intérieur de ce mouvement de relecture.

  3. Pour emprunter à Giorgio Agamben les termes dans lesquels décrire cette procédure : « le sujet se constitue et se met en jeu en se liant performativement à la vérité de sa propre affirmation19. » Dans l'aire de résonance qui s'ouvre entre le texte théorique et le discours de la fiction, s'entend la question posée par ce dernier : qu'est-ce alors que cette « “force” de l'énonciation performative, ce qui [lui] donne la force de faire ce qu'elle dit, ou de favoriser un ensemble d'effets20 » ? Y a-t-il ce que Butler appelle une « “force” insurrectionnelle de l'émergence du discours censuré dans le “discours officiel”, qui ouvre le performatif à un futur imprévisible21 » ? Malgré le registre en partie ironique dans lequel ce sentiment se traduit, on touche là, dans Armies, à une profonde inquiétude à propos du statut de la parole. Mais comme chez Norman Mailer tout, ou presque, est théâtre, il choisira encore de la mettre en scène, et ce que par exemple Agamben décrit comme « une multiplicité de dispositifs technico-médiatiques, dans une expérience de la parole toujours plus vaine22 », s'incarnera ici… dans une Bête — le « public address system » de l'Ambassador Theater devenu personnage à part entière. « ‘I’m here as your original M.C.’ […] he said into the microphone for opening, but the gentle high-strung beast of a device pushed into a panic by the presence of a real Beast, let loose a squeal which shook the welds in the old foundation of the Ambassador. Mailer decided he had enough of public address systems […]. He pushed the microphone away, squared off before the audience23 ».

La parole est à…

  1. On ne saurait donc  trop insister sur l'invention de la persona Mailer, cette image de soi aux avatars multiples, en cours de création dans de précédents textes, mais portée ici à une remarquable efficacité. De la démultiplication du discours le récit tire cette grande composition métonymique qu'est Armies, et qui se présente, en même temps qu'elle restitue la chronologie des événements, comme une suite de courtes actions, de descriptions et de portraits, de dialogues, d'apartés politiques, littéraires ou philosophiques, y compris les accents lyriques de certains moments forts. Livrée aux sollicitations multiples de l'événement et tendue entre le successif et le simultané. La parole « empêchée » elle-même trouve à se faire savoir — l'adresse qui n'a pas été prononcée devant son auditoire ou les dialogues muets, remarquablement nombreux, engagés avec l'autre24. De sorte que ne sera exclu aucun discours, fût-il idéologiquement suspect dans pareil contexte. Tel, à côté de celui du satiriste ou du sceptique, le discours de la mauvaise conscience comme celui des grands sentiments (« dignity », « pride », « innocence »), dont on nous demande de croire qu'ils retrouvent leur place à l'intérieur de la dialectique mise ici en branle. Les lieux communs de la symbolique historique (la révolution française ou les morts de la Guerre de Sécession) viendront ainsi y dialoguer avec une rhétorique toute mailérienne de la « décréation » et du « mystère », et telle longue phrase, qui se développe comme une sorte d’épiphanie, avec ce qui vient soudain en contrôler l'élan025. Quant au « général Mailer », qui occupe brièvement la scène et imagine la prochaine bataille, livrée à coups de jets de peinture et de fusées de feu d'artifice par un hélico rebelle contre ces hélicoptères qui surveillent la manifestation26, il fait soudain entendre une parole à l'unisson de ces jeunes manifestants dont l'homme mûr se sent par plus d'un côté éloigné. La narration s'intéresse même, avec une certaine fascination, à la présence d'un groupe de militants noirs qui s'interpellent « in quick idioms and out, and English not comprehensible to any ear which knew nothing of the separate meanings of the same word at separate pitch […]27 ». Autre version de cet idiome de la dissidence qui fascine tant Mailer. Quelque chose qui excède ce qui fait l'objet du savoir et vienne en troubler la consistance ; ou encore, si l’on renvoie au texte son propre discours, en constituer le « mystère ».

  2. Lorsqu’à la première partie du livre, « History as a Novel », succède en principe l'enquête après coup à partir de témoignages et d'archives, le texte amorce un de ces retournements dont Mailer a le secret, présenté à la charnière de ces deux parties comme une réponse au problème de l'objectivité en histoire. Tandis que la première partie, produit d'une subjectivité assumée, est « therefore a document28 », l’« Historien » (ultra positiviste) qui, au Livre Deux, prend le relais renonce bientôt à aborder « by the methods of history » ce qui est une sorte de « collective novel », dont la signification profonde, l’« [intériorité] » ne peuvent être confiées qu'à l'univers du romancier, « that world of strange lights and intuitive speculation29 ».

  3. Un raisonnement qui ne peut pas surprendre depuis tant de remises en question dans ce domaine, à savoir qu'il n'y a pas de réalité historique toute faite avant le discours qui la constitue. Sauf que ce que l'on repère plutôt à la lecture de ces pages, c'est la forme revêtue par ce discours de la méthode, et la saturation rhétorique qui l'amène au bord de la caricature: « must be », « doubtless it has been hardly possible », « no one […] will be », « it is obvious [that] », « and therefore », « cannot be », et autres tours similaires30. Ce qui se donne ici, l'exposé apparemment raisonné des motifs, l'énonciation est du reste prête à le reprendre par le truchement de son potentiel ironique: « Let us now, fortified by this clarification, […]31 ». Comment, dans ces conditions, recevoir cette phrase de conclusion? Tout dépend (tant peut être incertain le statut de la parole « raisonneuse » chez Mailer) de ce qui, dans cette adresse, arrive à destination…

  4. L’important, si l’on peut dire, c’est qu’ayant reconquis à sa manière sa liberté d'expression, la voix narrative pourra alors « unashamedly32 » mettre en scène sa difficile progression, dont la syntaxe du texte se fait une sorte d’analogue, à travers le maquis des informations disponibles, en même temps qu'en appeler au « rite de passage33 » et à sa charge émotionnelle pour rendre compte des gestes de résistance des derniers protestataires.

  5. À l'intérieur du rapport homologique qui s'établit entre ce Livre Deux et le récit, au Livre Un, de « l’éducation » de son protagoniste, jusqu'à l'épreuve de la désobéissance civile et de la prison, les deux textes se répondent. Et, en un sens, répondent l'un de l'autre34, pour dresser le portrait d'une Amérique divisée et soumise à des ébranlements dont elle ne sortira pas inchangée. Soit qu’elle enfante « the most fearsome totalitarianism the world has ever known » ou « a babe of a new world brave and tender, artful and wild35 ». Vision millénariste et incantatoire de l'histoire américaine, reprise directement à son compte par la voix narrative dans l’adresse finale, sans à présent aucune des restrictions, corrections ou parenthèses si essentielles à la rhétorique mailérienne et à toute resignification subversive du discours dominant. Entre le dire et le vouloir-dire, tel est le poids de ce dernier dans l'envolée finale que le texte paraît s'éluder face à ce métatexte qui contient le sens en programme.

  6. Titre de ce dernier  chapitre : « The Metaphor Delivered ». La place du sujet est là, désignée par la tournure passive ; mais la polysémie de « deliver » maintient finalement l’équivoque quant à la nature de son implication. Dans les quelques lieux textuels rapidement visités par la présente analyse, se joue la même interrogation: comment prendre la parole, l'assumer, et défendre ce lien signifiant ? Un lien, on l'a dit, éthique et politique, et non seulement cognitif, partout en jeu dans Armies. Là où ce lien a semblé se défaire, reste — si on en croit Mailer — cet autre idiome, obscène et/ou scatologique, revers de la langue et de la vision  officielles, et qui autorise le report d'une partie de la signification sur l'élément non sémantique, sur l'énergie de la voix.

  7. On voudrait cependant, à titre de suggestion, proposer un autre éclairage sur ce texte par le biais de sa péroraison et de la place de celle-ci sur les chemins de l'adresse.

Whole crisis of Christianity in America that the military heroes were on one side, and the unnamed saints on the other! Let the bugle blow. The death of America rides in on the smog. America — the land where a new kind of man was born from the idea that God was present in every man not only as compassion but as power, and so the country belonged to the people; for the will of the people […] was then the will of God. Great and dangerous idea! […]36.

  1. Ce dernier avatar du discours dans Armies est, nous semble-t-il, loin d’être seulement l’embarrassante coda que certains y ont vue. Il porte en creux — telle est notre hypothèse — l’image d’une parole abandonnée par tout fondement supérieur, prise dans le jeu infini des propositions signifiantes. D’où une seule issue pour le poète : pour ne pas écrire en vain, « écrire dangereusement ».

[S]peaking-in-public (as Mailer liked to describe any speech which was more or less improvised, impromptu, or dangerously written) was an activity like writing; one had to trick or seize or submit to the grace of each moment, which, except for those unexpected and sometimes well-deserved moments when consciousness and grace came together […] were usually occasions of some mystery37.

Bibliographie

  • Agamben, Giorgio. Le Sacrement du langage : archéologie du serment. 2008. Trad.  Joël Gayraud. Paris : Librairie Philosophique J. Vrin, 2009.

  • Althusser, Louis. « Idéologie et appareils idéologiques d'État ». Positions. Paris : Éditions Sociales, 1976.

  • Butler, Judith. Le Pouvoir des mots : discours de haine et politique du performatif.   Trad. Charlotte Nordmann. Paris : Éditions Amsterdam, 2004. [Excitable Speech: A Politics of the Performative. 1997.]

  • Derrida, Jacques. « Signature événement contexte ». Limited Inc. Paris : Galilée, 1990.

  • Mailer, Norman. The Armies of the Night. 1968. Hardmonsworth : Penguin Books, 1968.

  • Thomas, Claudine. Norman Mailer : le complexe d'Osiris. Paris : Belin, 199738.

1 N. Mailer, The Armies of the Night, 13-14. Dorénavant, pagination entre parenthèses dans le texte.

2 Ibid., 14.

3 Ibid., 57-62.

4 Ibid., 139.

5 Ibid., 60.

6 Ibid., 57-59.

7 J. Butler, Le Pouvoir des mots : discours de haine et politique du performatif, 21-22, 51-53.

8 N. Mailer, op.cit., 32.

9 Ibid., 151

10 L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », 79-137.

11 N. Mailer, op.cit., 52.

12 Ibid., 57. C'est nous qui soulignons.

13 Le terme obscène, d’abord noté en entier, est répété à plusieurs reprises, mais à demi masqué par des astérisques fantaisistes, comparées à des chandelles romaines de feu d’artifice. Pied de nez carnavalesque du discours à la censure (N. Mailer, op.cit., 61).

14 Ibid., 60

15 Ibid., 42

16 Ibid.

17 « the stuff of which footnotes are made » (Ibid., 60)

18 « He was not a splendid reader, merely decent to his own lines, and he read from that slouch, [...] he was even diffident, he looked a trifle helpless under the lights »  (Ibid., 55).

19 G. Agamben, Le Sacrement du langage, 90. C’est nous qui soulignons.

20 J. Butler, op.cit., 195.

21 Ibid., 191. Voir aussi les thèses de Derrida à propos de force de rupture de l'énonciation performative: « Signature événement contexte ». Cité dans J. Butler, Ibid., 197-200.

22 G. Agamben, op.cit., 109.

23 N. Mailer, op.cit., 47.

24 C'est aussi en tenant à la main Why Are We In Vietnam?, le roman disqualifié par les sarcasmes de Time que son auteur montera sur la scène de l'Ambassador Theater.

25 « Perhaps this near excess of patriotism in poetic dose came from locking arms with Lowell; it was not Mailer's fortune to cross from the Capital to Virginia every day in the company of a grand poet ». (N. Mailer, op.cit., 126).

26 Ibid., 126-7.

27 Ibid., 113. C'est nous qui soulignons.

28 Ibid., 267

29 Ibid., 268

30 Ibid., 267-8

31 Ibid., 268

32 Ibid.

33 Leitmotiv des derniers chapitres du Livre Deux.

34 Quelques remarques incidentes se chargent de nous le rappeler au cours du Livre Deux: « (if Mailer's experience is to be the scale of measure) » (Ibid., 278).

35 Ibid., 300.

36 Ibid., 299.

37 Ibid., 38-39.

38 Certains développements de notre monographie consacrée à Norman Mailer sont repris dans le présent article à des fins de remise en jeu.



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