La différance dans la praxis psychanalytique

Claude Fierens

Association Lacanienne Internationale

 

 

  1. La psychanalyse se propose d’abord comme analyse du sujet psychique. La proposition est doublement équivoque comme analyse et comme sujet psychique.

  2. Faut-il entendre l’analyse comme une dissolution ou comme un exercice de connaissance ? Dire que la psychanalyse est une étude approfondie, un examen sérieux, voire une méditation portant sur le sujet c’est ranger la psychanalyse dans la généralité des disciplines psy ; les psychanalystes n’aiment pas ça. Dire que la psychanalyse est une décomposition, une déconstruction, voire la destruction du sujet, c’est supprimer l’objet même de la psychanalyse ; on n’aime pas ça non plus.

  3. Le sujet psychique n’est pas moins équivoque. Le psychique se fonde sur l’expérience cartésienne du cogito. Je prends conscience de ma cogitation, de mes doutes, de mes sentiments, de l’agitation de mes pensées et désirs ; la certitude du psychique est fondamentalement consciente et elle s’étend à toutes les possibilités de prises de conscience : elle est consciente, préconsciente et subconsciente. Le psychisme se définit comme conscientaliste. Au sujet cartésien clair et distinct, comme substance pensante consciente, s’oppose l’inconscient freudien qui reste la part obscure et confuse du rêve, du lapsus, du mot d’esprit, du symptôme. Si, dans toute son œuvre, Freud ne cite jamais Descartes1, c’est bien parce qu’il ne pouvait que s’opposer radicalement au conscientalisme cartésien. L’inconscient freudien n’en est pas pour autant un objet supplémentaire, une nouvelle galaxie découverte au firmament de la connaissance.

  4. Aux prises avec cette double équivoque, la psychanalyse s’explicite par deux couples de concepts qui portent à réfléchir. Du côté de l’analyse : étude approfondie ou dissolution ; autrement dit construction ou déconstruction ; du côté du sujet psychique : conscient ou inconscient. Deux fois deux quatre. La psychanalyse doit se développer en quatre chapitres : construction du conscient, déconstruction du conscient, construction de l’inconscient et déconstruction de l’inconscient.

 

  1. Le premier chapitre ou la construction du conscient c’est la psychologie, très largement pratiquée dans le champ psychanalytique : voilà pourquoi votre fille est muette, voilà le diagnostic. Je ne développerai pas ce chapitre ici. Il y aurait beaucoup à dire sur sa fonction et ses errances. Ce devrait être en fonction des trois autres chapitres que je vais ici esquisser plus longuement.

 

  1. Le deuxième chapitre ou la déconstruction du conscient ou encore la remise en question du sujet psychologique n’est pas d’abord le chapitre d’un traité de philosophie. Elle se joue dans la cure, dans la praxis psychanalytique. C’est là qu’il faut laisser surgir le cogito qui nous mène vers sa déconstruction.

  2. L’expérience inaugurale de la psychanalyse se pêche n’importe où. Un rien, un trait, une sensation, un souffle, un silence, une miette qui tombe, un pied qui traîne, un bonjour ou son absence. Un seul. Un trait unaire. Pourvu que s’insinue la différence ou même seulement le doute sur l’identité de la chose. C’est ça et c’est pas ça. J’entends la différence dans ce qu’a dit celui qui parle ou dans ce qu’a fait celui qui ne parle pas. La petite différance (avec un a), le processus de différenciation est là d’emblée.

  3. On dira : c’est le signifiant. Le signifiant est pure différence pour la linguistique saussurienne et pour la psychanalyse. Même différence pour l’une et pour l’autre ; et pourtant, ce n’est pas du tout la même différence.

  4. Du côté de la linguistique, nous avons au minimum deux signifiants bien distincts face à face. Dans une langue, on peut observer, de l’extérieur, le rapport entre ces deux signifiants différents à tout niveau. Par exemple, « père » et « mère » sont différenciés pour mettre en place le cadre de la famille. Le psychologue trouve ainsi le matériel sémantique pour construire la géométrie du triangle oedipien et y installer son objet ou son patient par une série de rapports qui assure et rassure la structure. Il y a rapport sexuel entre Adam, le premier père et Ève, la première mère. Les atomes dont se construirait la signification, les phonèmes de la langue se définissent aussi par un système de pure différence synchronique. « Père » et « mère » se différencient par leur premier phonème : « p » est différent de « m ». Leur différence fait rapport entre eux. Qu’elle soit sémantique ou phonématique, la différence dans la langue est synchronique ; elle vaut de toute éternité ; elle se joue à partir de deux éléments signifiants.   

  5. Du côté de la psychanalyse, un et un seul signifiant devient autre. La différance qui s’insinue dans l’identité n’est pas observable de l’extérieur, elle se construit dans le temps et surgit du rapport différentiel à l’intérieur du signifiant lui-même. Du point de vue sémantique, un seul signifiant, par exemple « père », se différencierait lui-même jusqu’à produire une nouvelle paternité, de subversion. Prenons la paternité assez banale du père de Joyce qui déléguait largement sa paternité aux pères jésuites. « Père » ne devient signifiant au sens de la psychanalyse, qu’à partir du moment où Joyce invente une nouvelle paternité, la paternité de l’œuvre  qui fera son nom et sa renommée2. C’est seulement pour ce procès de différance en train de se faire qu’on peut parler de Nom-du-Père ; il n’y a aucun Nom-du-Père installé dans le code de la langue. Du point de vue phonématique, il s’agira d’entendre ou de deviner les petites inflexions qui font bouger. Une seule lettre, un seul phonème, et tout bascule. Le lapsus linguae ou calami tombe de lui-même et ce n’est que secondairement qu’il se spécifie par un sens. Le trait tombe d’abord de lui-même. D’abord quelque chose : c’est ça. Et puis, au même lieu, au même trait, c’est plus tout à fait ça et quelque autre chose commence à différer. Pour la psychanalyse, la différence est toujours diachronique, elle se joue dans un laps de temps à partir d’un seul signifiant, d’un trait unaire.

  6. Chaque vignette clinique psychanalytique devrait saisir la différance ; mais elle retombe facilement dans la construction du conscient, dans la psychologie ; ainsi on dirait pour faire bref : l’homme aux loups est celui qui, dans son enfance, souffrait d’une phobie des loups, différente d’une phobie des rats. On dirait « le sujet, l’homme aux loups est représenté par le signifiant loup pour un autre signifiant le rat ». Le signifiant n’est ici que le signifiant linguistique dans sa différence synchronique et le sujet n’est que la personne psychologique, le bonhomme souffrant de telle phobie, le gaillard avec ses rapports familiaux, avec son métier, etc. Il aurait au contraire fallu entendre la différance s’insinuant et travaillant à l’intérieur du loup pour devenir toute autre chose et aboutir par exemple au fameux rêve des loups.

  7. Le signifiant en psychanalyse comme différance diachronique n’apparaît que dans le procès d’une expérience. J’ai la possibilité « de me servir de la langue pour signifier toute autre chose que ce qu’elle dit3 ». Cet exercice du signifiant implique un bouleversement complet de l’appréhension du sujet.

  8. Le cogito ergo sum est une expérience de différance (avec a). Cogito et sum ne renvoient primitivement qu’à un seul trait où la variété des pensées, des doutes, des sentiments est écartée. C’est à partir de cette cogitation comme trait unique que se différencie l’existence d’un quelque chose qui cogite. L’expérience ne vaut que par la création d’une différance interne à l’expérience elle-même. De l’identité de l’expérience surgit la différance, « penser » et « être » se différencient et cette différance problématise radicalement le personnage psychologique en même temps que le cogito cartésien. « Je suis où je ne pense pas4 » et « Je pense, où je ne suis pas ».

  9. J’ai présenté le cogito comme un exemple de différance (avec a). Mais cette présentation ne suffit pas ; tout analysant ne parle pas avec les connotations philosophiques du cogito. Le cogito est une différance ; il faut encore entendre : toute différance est un cogito. Le signifiant entendu dans la cure psychanalytique en tant que différance réalise en lui-même le cogito. J’explicite. Le premier signifiant identique à lui-même vaut comme cogito. Le processus s’insinuant dans l’identique vaut comme ergo. La différance en elle-même fait valoir comme sum, c’est-à-dire un savoir surgi du premier signifiant et lui donnant consistance. Un signifiant pour un autre signifiant. Cogito « un signifiant », ergo « pour », sum « un autre signifiant ». Le deuxième signifiant ne fait que réaliser un roc de savoir en reprenant le premier. Le signifiant c’est la structure locale du cogito. J’ai dit « le signifiant pour un autre signifiant ». Mais l’autre signifiant ne se trouve pas autre part que dans le premier. Le petit trait unaire s’explicite comme un petit train « le-signifiant-pour-un-autre-signifiant » en un mot. Ce petit train a la particularité de pouvoir prendre chacun, c’est celui qui a pris Descartes, beaucoup plus tard Lacan et encore l’analysant aujourd’hui. Le « signifiant-pour-un-autre-signifiant » roule comme « l’express de 10 h 15 » de Saussure ; peut-être différent dans la composition de sa locomotive et de ses wagons, mais c’est toujours le train de la différance (avec a).

  10. Si le train de la différance peut prendre chacun, elle ne le laisse pas indemne. Le sujet psychologique reposait sur le sophisme qui gommait la différance entre le cogito et le sum. L’exercice de la différance déconstruit le sophisme en même temps que le sujet psychologique. Après cette déconstruction, le sujet est le grand absent. Absent, il n’est que représenté, non pas par un signifiant (comme on dirait l’homme aux loups), mais par le processus de différenciation de S1 à S2, par « le-signifiant-pour-un-autre-signifiant » en un mot.

  11. La psychologie se construisait en annulant sophistiquement la différance entre le psychique et le conscient : le sujet psychique était égal à sa prise de conscience. La déconstruction du conscient explicite le sophisme psychologique. La reprise du cogito par la psychanalyse ou la structure du signifiant établit la différance (avec a) entre le psychique et le conscient et introduit la construction de l’inconscient.

 

  1. Le troisième chapitre ou la construction de l’inconscient nous confronte d’emblée à une tâche radicalement problématique par manque de fondement sûr. Dès la rédaction de la Traumdeutung, Freud introduit la métapsychologie comme opposée à la psychologie : il est impossible d’éclaircir les formations de l’inconscient par les connaissances de la psychologie ; il faut dès lors construire une série d’hypothèses nouvelles et un appareil psychique qui rendent compte de l’inconscient5. Pour construire l’inconscient, il faudrait d’abord trouver une base stable, évidente, semblable à celle que Descartes avait offerte à la psychologie. On chercherait en vain un cogito freudien. On dirait le desidero freudien, mais la thèse du rêve comme accomplissement de désir, ne vaut que par le poids des détours qui nous détournent de toute évidence. Nous n’avons pour la psychanalyse aucune certitude stable comparable au point de départ cartésien de la psychologie. L’opposition freudienne psychanalyse/psychologie est radicale.

  2. Pourtant, Lacan propose un retour à Freud, le fondateur de la psychanalyse et en même temps un retour à Descartes, le fondateur de la psychologie. Il s’agit bien d’un retour au sens de Descartes et d’un retour au sens de Freud. Le sens de l’expérience cartésienne nous mène à la déconstruction du conscient par le truchement de la différance en jeu dans la pratique du signifiant. Le sens de l’expérience freudienne nous mène à la construction de l’inconscient également par le truchement de la différance ou du signifiant. On doit donc dire : le cogito cartésien en tant qu’il se joue dans la pratique du signifiant « donne son statut structural à l’inconscient6 » et il est « le meilleur envers qu’on puisse trouver au statut de l’inconscient ».

  3. Suivons le sens de l’expérience freudienne.

  4. Le statut de l’expérience freudienne, c’est la règle fondamentale, c’est encore l’exercice du signifiant comme différance pour tout et pour n’importe quoi. C’est l’exercice de la différance dans la praxis analytique la plus concrète qui fait surgir les « quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse7 » : répétition, inconscient, pulsion et transfert. Ces concepts apparaissent d’abord comme des outils pour décrire ce qui se passe « normalement » lorsqu’on pratique la règle fondamentale de l’association libre. On peut observer des répétitions : l’analysant répète des situations, des scénarios ou des représentations qui se sont aussi répétés dans sa vie. On peut observer l’apparition de l’inconscient : l’association libre mène à un noyau de représentations inconscientes qui permettent de trouver un sens aux rêves, aux symptômes, aux actes manqués, etc. On peut observer une action réciproque du corps sur le psychique et du psychisme sur le corps ; c’est la pulsion8. Enfin, on peut observer les phénomènes transférentiels qui sont mis à profit tantôt comme résistances à la découverte de l’inconscient, tantôt comme moyens privilégiés pour dévoiler l’inconscient. Les quatre concepts seraient d’abord des concepts descriptifs découlant de l’expérience empirique de l’association libre. Ils décriraient les modalités de la découverte de l’inconscient, c’est-à-dire comment l’inconscient peut arriver à la conscience. L’inconscient est ravalé à l’instance consciente ; nous sommes retombés dans la construction psychologique.  

  5. Si les quatre concepts apparaissent d’abord comme des concepts descriptifs, ce n’est là que la face émergée de l’iceberg. Le moment crucial de l’analyse n’est pas l’apparition phénoménale de l’inconscient qui le réduit à du conscient, mais la construction de l’inconscient. Quand l’association libre empirique fait défaut pour faire apparaître l’inconscient, il s’agit de construire l’inconscient, mais cette construction n’est pas une construction empirique dépendant de l’illumination aléatoire du psychanalyste. Elle est le déploiement de la structure du signifiant ou de la différance inhérente à l’expérience du même signifiant et de la même différance. Les quatre concepts sont l’explicitation de la différance qui vaut comme fondement : c’est en quoi ils sont dits « fondamentaux ».

  6. La différance se développe par elle-même logiquement. Et c’est une logique de questionnement que je ne peux faire qu’esquisser très brièvement ici. Premièrement, si à l’intérieur d’un seul signifiant s’insinue une différance, comment faudra-t-il considérer le produit de la différance : est-il le même ou sont-ce là deux choses différentes ? Bien sûr, la répétition dit que c’est la même chose ; l’analysant répète. Mais est-ce à entendre comme uniforme ou comme divers par la répétition9 ? Deuxièmement, si deux signifiants apparaissent maintenant comme s’opposant l’un à l’autre, peut-on encore les concevoir dans la différance (avec a) ? Peut-on entrevoir qu’ils sont issus d’un même mouvement de différance ou sont-ils irrémédiablement en conflit l’un avec l’autre ? Conflit ou harmonie ? L’inconscient ne se saisit que par le conflit radical entre deux tendances opposées et le semblant de compromis ou d’harmonie trouvé dans le symptôme. Troisièmement, comment organiser les relations entre les effets de signifiant produits par l’exercice de la différance ? Ces effets apparaissent purement psychiques au sens déconstruit plus haut, mais ils s’inscrivent dans le corps. La différance en partant du même, du cogito, semble purement psychique ; mais elle crée de l’autre, du corps et la chair de la différance. La différance est pulsion. Enfin quatrièmement, le mouvement de la différance suppose un savoir de ce qui s’y joue. Mais comment situer ce savoir de l’enjeu de la dérive signifiante ? Faut-il le penser à partir de la matière première du signifiant pas encore différencié et qui ne prendra forme que par la différance ? Ou faut-il le penser à partir de la forme de la différance qui ne fait que s’expliciter à l’occasion de telle ou telle matière significative ? Le transfert est la question du supposé savoir : dans la matière apportée à l’analyse ou dans la forme travaillée dans l’analyse ?

  7. La construction des quatre concepts fondamentaux vécus dans la cure psychanalytique est une logique de pur questionnement. Avec la répétition, reste la question : ce qui se répète, est-ce uniforme ou est-ce diversifié ? Avec l’inconscient, reste la question : le conflit peut-il trouver un véritable compromis ou restera-t-il conflictuel ? Avec la pulsion : pourra-t-on saisir la cause dans le psychisme intérieur ou dans le corporel étendu ? Avec le transfert : où pourra-t-on saisir le supposé savoir ?

  8. Ces questions ne recevront aucune réponse définitive et déterminée. C’est une pure logique de réflexion. La répétition, l’inconscient, la pulsion, le transfert sont des questions insolubles et non des cases notionnelles où l’on pourrait ranger tel ou tel comportement du patient. Mais où va cette réflexion inhérente à la différance et explicitée par les quatre concepts fondamentaux ?

  9. Avec nos trois premiers chapitres construction et déconstruction du conscient, construction de l’inconscient, il peut sembler que nous ayons achevé le propos de la psychanalyse. Par le mouvement de réflexion des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, nous pourrions d’abord déconstruire le masque imaginaire de la personne, arriver ensuite à comprendre la personne en tenant compte de l’inconscient selon une bonne psychologie psychanalytique. La pratique de la psychanalyse s’ouvrirait ainsi sur les possibilités offertes par l’inconscient. Avec optimisme, la déconstruction serait mise au service de la construction de nouvelles possibilités.

 

  1. Le quatrième chapitre ou la déconstruction de l’inconscient nous fait toucher à toute autre chose, non pas seulement théoriquement, mais dans la pratique de la cure. J’ai mis en évidence que la construction de l’inconscient se joue avec la logique de la différance. En se développant, cette logique rencontre l’impossible et c’est par là seulement que la psychanalyse touche au réel. Tout ceci se joue dans la praxis psychanalytique10. Remarquons bien qu’il ne s’agit pas d’un impossible psychologique : « la vie est impossible... à supporter » ou « tel acte est impossible à réaliser, parce que les forces me manquent ». L’impossible en jeu se rencontre dans la logique de réflexion propre aux quatre concepts rencontrés dans la cure psychanalytique et fondés dans la différance.

  2. La déconstruction de la répétition. Les séances, les rêves, les éclats de différance peuvent se répéter comme les objets d’une collection. Ce sont là des objets parfaitement sensibles et représentables. Par là, ils sont effectivement comptables. Mais ces objets de répétition ne tiennent que par rapport à l’énigmatique désir. Ils tiennent lieu de l’objet cause du désir, mais ils ne le sont pas. Chaque fois, je peux dire : « c’est pas ça ce que je voulais », « c’est pas l’objet cause du désir ». À travers la répétition se dit l’impossibilité de toucher ce fameux « objet cause du désir ». On pourra comprendre la répétition comme la construction possible d’une multitude d’objets possibles ; mais la répétition et la différance qui se joue en la répétition ne touche jamais directement à l’objet cause du désir et les objets répétés ne sont que des substituts. L’objet cause du désir n’est pas représentable et n’est pas comptable. D’où peut-on le trouver ? On pense qu’il existe un objet cause du désir ; mais c’est un objet de pure pensée, une création de la pensée qui n’existe que par la déconstruction de ses substituts. C’est un pur noumène et, au niveau du désir, c’est lui qui nous mène. On pourrait le nommer « le bon sein ». Mais le « bon sein » n’a ni goût ni odeur ; toute qualité sensible le fait virer au mauvais sein qui provoque le dégoût et la nausée. Le sein représenté et imagé est toujours le mauvais sein, « ce n’est pas ça que je voulais ». Il faut déconstruire toute l’imagerie des objets possibles pour poser l’objet cause du désir. En raison du manque de ce dernier, la collection de tous les objets substitutifs possibles sera toujours incomplète. L’impossibilité de la répétition, c’est l’incomplétude.

  3. La déconstruction de l’inconscient. L’inconscient suppose le conflit entre deux tendances. On part d’un sensible bien concret pour l’annihiler par un sensible de sens inverse11. Parler, se taire. Dire une chose, dire son contraire. J’accélère et je freine en même temps. Que se passe-t-il lors du conflit de deux opposés ? Le résultat est très concret : je reste sur place ; j’ai bien construit un rien par l’opposition de deux forces de direction opposée12. La deuxième forme de l’objet impossible se présente ainsi comme le résultat d’une annulation rétroactive13. C’est le bâton fécal qui est valorisé en sa formation comme témoignant de l’amour de celui qui l’a produit, mais il se dévalorise aussitôt comme produit inerte, déchet sans aucune valeur dont on se débarrasse avec haine. On pourrait le nommer l’objet anal, mais cela ne servirait à rien si nous n’y voyons que la matière fécale et ses substituts symboliques comme l’argent. Car ce qui compte c’est bien que le mouvement d’opposition et de conflit inhérent à ladite matière ; c’est la mise en jeu de la contradiction propre à l’inconscient. L’impossibilité de l’inconscient c’est l’inconsistance.

  4. La déconstruction de la pulsion. Pourra-t-on saisir la différance dans le psychisme intérieur ou dans le corporel étendu ? On pense pouvoir distinguer ce qui relève de l’intériorité du psychisme et ce qui relève de l’extériorité du déterminisme physique. Tout pourrait être distingué more geometrico. Mais les choses ne se laissent pas comprendre ou mettre en boîtes par la théorie. Cette absence de compréhension ouvre un espace complètement vide, l’espace du regard où disparaissent tout objet et toute compréhension. L’exigence de travail de la pulsion aboutit non à une vision de l’espace psychique distingué de l’espace somatique, mais à une tâche aveugle, à un mystérieux regard qui ne comprend ni n’est compris. Placé sur un mur bien concret, le miroir crée un trou dans le mur et, malgré le mur, tout un espace vide s’ouvre derrière le miroir. Et avec deux miroirs parallèles, c’est un espace infini qui s’ouvre. Quelques images d’objets remplissent l’espace vide et peuvent servir de points d’accrochage pour la pulsion. Mais dans le mouvement pur de différance, la pulsion ne trouve d’abord que l’espace vide comme condition de possibilité de tout objet, comme réceptivité absolue. On peut monter, montrer et démontrer les divers objets possibles de la pulsion ; le questionnement de la pulsion en tant que pure exigence de travail d’un psychisme lié à un corps reste indémontrable. Si les objets pulsionnels sont possibles et démontrables, la pulsion en son fonctionnement au cœur de la différance n’apparaît pas comme telle, elle n’est pas démontrable. L’impossibilité de la pulsion c’est l’indémontrable.

  5. La déconstruction du transfert. Le troisième impossible traçait encore les lignes de possibilité de l’objet et de la réalité. C’était un espace vide en attente de ce qui viendrait s’y inscrire. Il y a toujours quelque chose qui vient combler le vide de la pulsion. À ce vide porteur de possibilités s’oppose l’impossibilité radicale qui contredit toute possibilité et détruit le champ des possibles. Le transfert avait supposé un savoir. La déconstruction du transfert mène au savoir en tant qu’il n’était rien de plus que supposé, autrement dit à la négation radicale du grand Autre. Tout est barré jusques et y compris les conditions de possibilité, l’espace des possibilités. Ici, ce n’est plus seulement une contradiction logique comme celle qui relevait de l’inconscient. C’est l’impossibilité qu’il y ait un matériel concret du psychique et par conséquent de la psychanalyse. Il ne resterait que la voix. Mais cela ne servirait à rien de qualifier ce rien ou cette impossibilité de « voix » si l’on entend par là une manifestation phénoménale. La voix a pour fonction de laisser « entièrement ouverte et en suspens la notion du désir » et elle « nécessite sa perpétuelle remise en question ». Sans cette déconstruction, la psychanalyse retombe inexorablement dans la psychologie14. Cet impossible instaure un champ d’énigmes15. Ce champ d’énigmes n’est pas réductible à la mise en place de l’espace du côté du regard. Ici, il ne s’agit pas simplement de support du désir, mais bien du désir lui-même. C’est passer de la troisième forme d’objet a (le regard) à la quatrième (la voix). Si la voix a un sens, ce n’est pas de résonner dans l’espace de la pulsion. C’est de résonner dans « l’ex nihilo » qui contredit toute possibilité et toute garantie. Sans aucune garantie, l’indécision est la plus radicale. La déconstruction du transfert c’est l’impossible comme indécidable.

 

  1. La déconstruction n’aboutit pas à un pur néant. Le rien est à l’aune du quelque chose et l’impossible à l’aune du possible. C’est ainsi que l’incomplétude foncière de la répétition se situe dans la perspective de l’objet irreprésentable qui nous mène dans le désir, ce noumène qui complèterait la série… complètement. C’est ainsi que l’inconsistance propre à l’inconscient s’insinue dans tout ce qui nous intéresse, c’est la consistance de notre vie… constamment. C’est ainsi que l’indémontrable propre à la pulsion ouvre l’espace infini où nous pouvons imaginer comprendre, construire de nouvelles démonstrations… monstrueusement. C’est ainsi que l’indécidable propre au transfert nous ramène à l’absence radicale de tout Autre qui aurait pu nous servir de garant et de guide pour laisser le champ libre aux décisions inouïes… décidément.

  2. L’impossible à l’aune du possible, le rien à l’aune du quelque chose, le pur noumène à l’aune du phénoménal, c’est cela qui donne la raison de l’équivoque rencontrée dans la praxis psychanalytique. La différance ou la pratique du signifiant n’est autre que la mise en oeuvre de la structure de l’équivoque : un même trait se diffère, se fend pour laisser entrevoir deux sens, deux signifiants. La raison ne doit pas en être cherchée dans les aléas phénoménaux du personnage psychologique, mais dans la structure du psychique divisé en conscient ou inconscient en même temps que dans la structure du savoir divisé en construction ou déconstruction.

  3. La question est bien au départ des équivoques de “psychanalyse” : comment allier l’eau et le feu ? Comment allier le conscient et l’inconscient ? Comment allier la construction et la déconstruction ? La question est de soutenir la différance et l’impossible autrement dit l’inconscient et la déconstruction. C’est bien toute l’importance du quatrième chapitre dans la praxis psychanalytique, la déconstruction de l’inconscient. Mais l’analyste n’est pas rien, il n’est pas impossible. Il peut seulement accepter de se retrouver dans la différance (avec a), il tiendra la place du semblant d’objet a pour recommencer à pratiquer dans cette construction-déconstruction du conscient-inconscient, un peu plus éclairé sur ce qu’il s’agit d’entendre, de faire et d’espérer.

Bibliographie

  • Deleuze, Gilles. Différence et répétition. Paris : PUF, 1969.

  • Freud, Sigmund. Œuvres complètes : IX : 1908-1909. Paris : PUF, 1998.

  • Freud, Sigmund. Œuvres complètes : XVIII : 1926-1930. Paris : PUF, 2002.

  • Freud, Sigmund. Œuvres complètes : IV : L’Interprétation du rêve : 1899-1900. Paris : PUF, 2003.

  • Lacan, Jacques. Autres écrits. Paris : Seuil, 2001.

  • Lacan, Jacques. Écrits. Paris : Seuil, 1966.

  • Lacan, Jacques. Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1973.

  • Lacan, Jacques. Le Séminaire : X : L’Angoisse. Paris : Seuil, 2004.

  • Lacan, Jacques. Séminaire : XIV : La Logique du fantasme: 1966-1967. [Séminaire non publié].

  • Lacan, Jacques. Le Séminaire : XXIII : Le Sinthome. Paris : Seuil, 2005.

1 Hormis la lettre de réponse à Maxime Leroy qui avait demandé à Freud de lui donner l’interprétation des trois rêves que fit Descartes dans la nuit du 10 au 11 novembre 1619 (S. Freud, OC XVIII, 231).

2 Cf. J. Lacan, Le Sinthome.

3 J. Lacan,  « L’Instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, 505.

4 J. Lacan, Écrits, 517.

5 S. Freud, L’Interprétation du rêve, OC IV, 563.

6 J. Lacan, Séminaire : XIV : La Logique du fantasme, (14 décembre 1966), 95.

7 J. Lacan, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.

8 La pulsion est définie comme l’exigence de travail imposée au psychique par suite de sa corrélation avec le corporel (S. Freud, Pulsions et destins des pulsions, OC XIII, 167).

9 G. Deleuze, Différence et répétition.

10 « Je rappelle que c’est de la logique que ce discours touche au réel à le rencontrer comme impossible, en quoi c’est ce discours qui la porte à sa puissance dernière : science, ai-je dit, du réel. Qu’ici me pardonnent ceux qui d’y être intéressés, ne le savent pas. Les ménagerais-je encore, qu’ils l’apprendraient bientôt par les événements. » (J. Lacan, L’Étourdit, Autres Ecrits, 449-450).

11 À un investissement sensible s’oppose le contre-investissement sensible qui le neutralise parfaitement, c’est le mécanisme même du refoulement originaire selon Freud.

12 L’ambivalence en opposant deux vecteurs égaux de direction opposée a bien mis en place un néant de mouvement, une inhibition.

13 Le mécanisme est bien illustré par un patient de Freud ; dans le parc de Schönbrunn, il avait heurté une branche barrant le chemin et il l’avait lancée dans la haie ; sur le chemin du retour, il pensait qu’elle dépassait peut-être de la haie et pourrait causer un accident, il retourna en hâte dans le parc pour le remettre dans sa position initiale (S. Freud, Remarques sur un cas de névrose de contrainte, OC IX, 166).

14  Sans cette forme radicale du rien, « nous ne pouvons que nous égarer dans le réseau infini du signifiant, ou alors retomber dans les voies les plus ordinaires de la psychologie traditionnelle » (J. Lacan, L’Angoisse, 286).

15  « [C]e champ d’énigmes qu’est l’Autre du sujet » (Ibid. 290).



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