« Attendu que la littérature » … : de Job à Abraham via Bartleby

Richard Pedot

Université de Paris Ouest

attendu que la littérature est le lieu de tous ces secrets sans secret, de toutes ces cryptes sans profondeur, sans autre fond que l'abîme de l'appel ou de l'adresse, sans autre loi que la singularité de l'événément, l'œuvre1.

Dès son ouverture avec De la grammatologie […], l'œuvre philosophique de Jacques Derrida est impensable sans la littérature. Rarement la réflexion d'un philosophe se sera à ce point tenue dans la proximité de l'étrange expérience commodément désignée par ce vocable […], non pour la domestiquer ou l'arraisonner mais pour répondre à l'appel (et même à l'ordre, comme il l'écrira dans Le Monolinguisme de l'autre) qu'elle lui intimait2.

Je vais en proposer une lecture. Je la distinguerai, dans ce cas, d'une interprétation3.

  1. Il y a, à tout le moins, une double motivation au choix de la nouvelle de Melville dans le cadre d’une réflexion sur l’adresse. Il s’agit d’aborder l’importance singulière que lui confère le texte littéraire, lu en conséquence. Mais cette interrogation appartient concurremment à un travail de longue haleine sur la lecture philosophique de la littérature, prenant « Bartleby » comme pierre de touche, cette lecture étant dans le cadre de cet article représentée par Jacques Derrida, en raison de l’intérêt porté à ce qu’il nomme la destinerrance, l’a-destination ou encore « l’abîme de l’adresse ».

  2. La question de l’adresse, cela n’aura échappé à personne, est un des ressorts énigmatiques de ce texte infini de Melville. Il n’y va pas seulement de sa formule et de ses effets, mais également de lettres en souffrance, d’une rumeur à leur propos, de vagabondage sur place, de dernière adresse connue dans un endroit qui semble abolir toute possibilité d’adresse4. Structurellement, la position interstitielle du narrateur homme de loi met en scène une réponse à une adresse impossible (celle de Bartleby) qui prend la forme d’un récit dont l’adresse n’est pas moins problématique. « Bartleby » adresse son énigme à ses lecteurs dont certains, très friands d’apories (les philosophes), s’adressent à leur tour (à) ce texte comme question, source de questionnement particulièrement destinée à la philosophie, comme si son existence même mettait en question, enveloppait dans sa question, la philosophie.

  3. Il est impensable, dans le cadre imparti, de suivre dans tous ses méandres la lecture derridienne de « Bartleby », et moins encore de les relier de manière détaillée à l’interrogation des rapports de la philosophie et de la littérature qui innerve cette pensée. Plus modestement, nous tenterons de cerner comment « Bartleby » prend place dans les réflexions de Derrida sur la destination et le secret, afin de saisir les enjeux de la lecture philosophique proposée, ses « attendus » quant à la littérature.

  4. Il convient, en l’occurrence, de penser, dans les textes de Derrida convoquant la nouvelle melvillienne, le passage d’une référence à Job qui paraît viser un commentaire de « Bartleby » à l’importance prépondérante accordée à l’histoire et à la figure d’Abraham qui détermine, au-delà de « Bartleby », l’hypothèse d’une filiation abrahamique de la littérature. En termes précis, la question est : de quel poids pèse « Bartleby », Bartleby5, ou sa formule dans l’économie des « attendus » sur la littérature qui concluent la dernière partie de Donner la mort6 ?

 

Derrida & « Bartleby » (Donner la mort)

  1. Pour qui n’accède au « Bartleby » de Derrida que par les textes publiés où il y est fait brièvement référence7, estimer l’importance que le philosophe accorde à « ce petit livre immense » (RP 28) est une tâche pour le moins compliquée. Ainsi, Frédérique Toudoire-Surlapierre, méditant la filiation, dans Donner la mort, entre philosophie, littérature et secret, remarque :

Nul doute que pour nous, lecteurs de Derrida, une fascination mystérieuse réside et résiste face au « secret d’un secret qui n’en est peut-être pas un, et qui, de ce fait, annonce la littérature » [DM 176] mais peut-être surtout dans le choix (la possibilité même) de cette juxtaposition et/ou confrontation entre littérature, secret et le récit du sacrifice d’Abraham, révélant aussi bien un « secret de la littérature » qu’un « secret en littérature » [DM 143]8.

  1. Tudoire-Surlapierre, d’une certaine manière, réussit non à élucider la fascination mais à la faire jouer fructueusement dans sa lecture en plaçant celle-ci dans la perspective des textes de Derrida sur Blanchot en particulier. Mais il y parvient en faisant l’impasse sur un des tournants du livre, qui consiste à faire surgir « Bartleby » et sa formule, brièvement mais avec force, aux fins de commenter les « réponses sans réponse » et le parler-en-langues d’Abraham (DM 105-108). Cependant, la pertinence des réflexions menées sur le secret par rapport au texte de Melville reste entière — sans rien retrancher, bien sûr, à la lecture proposée.

  2. À rebours, Gisèle Berkman, dans son ouvrage récent, insiste sur la présence dans l’argument derridien de « Bartleby » — ou plutôt, dans l’interprétation de Berkman, Bartleby —, pour énoncer « une forme d’insatisfaction ou de déception face à la prodigieuse “machine de lecture” et d’interprétation qui se trouve, une fois de plus, déployée dans Donner la mort9 ». Il est notamment reproché à Derrida de forcer le texte littéraire en faisant de Bartleby « un sacrificateur, un Abraham qui préférerait ne pas (sacrifier Isaac)10 ». La seconde interprétation compléterait donc la première en mettant un nom sur le mystère évoqué, en faisant de la confrontation entre littérature, secret et le récit du sacrifice d’Abraham, « le mystère de [l’]inversion11 » entre personnage biblique et personnage littéraire. En l’occurrence, elle ignorerait la dimension du secret, du témoignage et de la responsabilité au profit de celle du sacrifice — qui possède également une filiation blanchottienne, parfaitement soulignée — et manquerait la portée des arguments derridiens pour une lecture de « Bartleby ».

  3. Nous constaterons que le forçage dont il s’agit n’est pas moins celui de la commentatrice que celui du philosophe, qu’il faut en fait peser finement les enjeux de ce dernier forçage, notamment en raison de ce qui se trame autour du secret sans secret de et dans la littérature, à partir entre autres de « Bartleby ». Cela supposera de lire de plus près les textes publiés par Derrida mais aussi, en contrepoint, les textes antérieurs inédits où le petit livre immense de Melville sert de fil rouge à la réflexion — je veux parler du séminaire intitulé Répondre du secret, donné en 1991 et 1992 à l’EHESS12.

  4. Sans respect pour la chronologie, commençons par le plus difficile, le mystère auquel « nous, lecteurs de Derrida » et de « Bartleby » sommes confrontés, et ce non pour espérer éclairer ou déblayer si peu que ce soit la piste à suivre, mais pour pouvoir raisonner à hauteur de la complexité des problèmes posés par la machine de lecture derridienne. Dans la première partie qui donne son titre à Donner la mort, Derrida s’intéresse à ce qui lie le secret, la responsabilité et la mort donnée. Il effectue un parcours tortueux et riche en questions qui part des Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire de Jan Patočka puis passe par Sein und Zeit pour mener au sacrifice d’Abraham (lu, imaginé par Kierkegaard) et enfin aborder, toujours sur la lancée des questions soulevées à partir de Kierkegaard, la frontière entre l’éthique et le religieux, la responsabilité et le sacrifice, et de suggérer une filiation abrahamique de la littérature indissociable de l’idée d’un secret sans secret absolu13. La deuxième partie, « La Littérature au secret : une filiation impossible », annoncée dans la première, effectivement reprend et creuse la question de cette parenté à partir d’Abraham qui est « à l’origine […] de ce fonds sans lequel ce que nous appelons la littérature n’aurait sans doute jamais pu surgir comme telle et sous ce nom » (DM 163). Est affirmé, à la suite d’une longue liste d’« attendus » sur la littérature, ce qui sonne comme une décision judiciaire, que « la littérature hérite […] d’une histoire sainte dont le moment abrahamique reste le secret essentiel » (DM 208).

  5. Dans ce mystère sans doute destiné à demeurer tel à tout examen — nous le vérifierons à nos dépends —, quelle place occupe « Bartleby » ? À s’en tenir aux références explicites, on apportera facilement une réponse. La plus longue allusion à la nouvelle (DM 105-109) rapproche Abraham et Bartleby, évacuant Job au passage, mettant l’accent sur l’emploi comparable d’une « langue étrangère » par laquelle chacun « répond sans répondre, parle sans rien dire de vrai ni de faux, ne dit rien de déterminé qui équivaille à un constat, une promesse ou un mensonge » (DM 106) ainsi que d’une « sorte d’ironie sublime » (DM 108). La deuxième allusion est bien plus brève et paraît tout à fait anecdotique car il s’agit, sans commentaire, de remarquer l’emploi d’une citation cryptée dans la nouvelle — tirée du  Livre de Job — et dans la conclusion de Crainte et tremblement­ — tirée de l’Évangile de Mathieu —, citations qui ne semblent avoir aucun rapport14, mais réservons l’examen de cette occurrence.

  6. Bartleby, comme énonciateur du fameux « I would prefer not to », jaillit en apparence tel un démon philosophique hors de sa boîte, sans qu’aucune lecture n’ait annoncé sa venue. Mais n’en jugeons pas trop hâtivement. La forme et les circonstances stratégiques de son surgissement demandent à être scrutées de plus près. En outre, se pose la question du poids soudain donné à la littérature dans un argument en apparence étranger : que vaut, demandera-t-on, le témoignage littéraire dans une démonstration portée à ce niveau de réflexion théorique ? Enfin, on ne saurait exclure une présence spectrale de « Bartleby » tout au long de Donner la mort, comme signe d’une réponse à l’appel ou à l’ordre intimé par la littérature et ce texte particulier à la philosophie — ce qu’un détour par le séminaire « Répondre du secret » pourrait confirmer en partie.

  7. En fait, si l’irruption est surprenante à ce moment d’un déjà long et ardu trajet, elle est malgré tout ménagée dans le dépliement de la section concernée (DM 105-111). Un premier paragraphe continue la glose sur l’Abraham de Kierkegaard et son étrange réponse sans réponse à Isaac qui lui demande où est l’agneau du sacrifice : « Dieu se pourvoira lui-même de l’agneau15 ». « Étrange responsabilité, commente Derrida, qui ne consiste ni à répondre ni à ne pas répondre. » (DM 105) Et c’est alors que, début du deuxième paragraphe, le philosophe introduit « Bartleby » ou plutôt — nuance non négligeable — son narrateur, la bouche pleine d’une citation biblique, dont le philosophe s’empare pour s’en défaire aussitôt :

Homme de loi, le narrateur de Bartleby the Scrivener cite Job (« with kings and counselors »). Par-delà un rapprochement tentant, la figure de Bartleby pouvait alors ressembler à celle de Job, non pas celui qui pouvait espérer rejoindre un jour, après la mort, les rois et les conseillers, mais celui qui rêve de n’être pas né. (DM 106)

  1. La mention abrupte du narrateur, précédé de sa fonction officielle, va de pair avec sa disparition aussi brusque qui coïncide avec celle de son héros ou héraut biblique, congédié à peine évoqué, sitôt effectuée et balayée la comparaison avec Bartleby dont l’entrée en scène est bien plus discrète, comme si elle n’avait pour fonction que de réintroduire Abraham, dans la phrase qui suit : « Ici, au lieu de l’épreuve à laquelle Dieu soumet Job, on peut penser à Abraham. » D’où ces questions qui se pressent mais à quoi il est trop tôt pour apporter des réponses, à supposer qu’il y en ait : Quelle est cette tentation qui a nom Job contre laquelle nous sommes prévenus ? Pourquoi se défier de ce rapprochement entre Job et Bartleby pour se précipiter vers Abraham ? En quoi Abraham pourrait-il être le précipité de cette formule impossible, ou du moins rejetée, qui combine les deux autres figures ? Et quel rapport, selon la philosophie qui préside à ces entrées et sorties de scène, tout cela peut-il avoir avec la disparition du narrateur et de l’homme de la loi ?

  2. La suite du paragraphe en tout cas justifie la comparaison avec Abraham. Comme déjà mentionné, c’est d’abord de la « réponse sans réponse », « la langue étrangère à toute langue humaine » qui sert de lien mais il faut souligner que c’est la figure biblique qui en fournit l’archétype :

De même qu’Abraham ne parle plus une langue humaine, de même qu’il parle en langues, une langue étrangère à toute autre langue humaine, et pour ce faire répond sans répondre, parle sans rien dire de vrai ni de faux, ne dit rien de déterminé qui équivaille à un constat, une promesse ou un mensonge, de même le I would prefer not to de Bartleby prend la responsabilité d’une réponse sans réponse. (DM 106)

  1. On aura remarqué l’insistance des « de même », soulignant le parallèle, mais un parallèle à sens unique : Abraham a remplacé Job comme figure archétypale, ou ce qui en tient lieu. « Ici » — mais de quel « ici » s’agit-il ? opposé à quel « alors » ? — Derrida lit Bartleby (« Bartleby » ?) à partir d’Abraham, suggérant que, comme ce dernier, il parlerait en langues : « N’est-ce pas comme si Bartleby parlait en langues ? » (DM 106)16 Mais l’histoire — ni celle de Bartleby, ni celle d’Abraham, ni celle de Derrida lisant les deux — ne s’arrête pas là. Une fois la formule introduite, on est déjà contaminé, et la lecture s’inverse. Le philosophe, dans le paragraphe qui suit la commente en remarquant une tension, « une sorte d’incomplétude réservée » qui l’amène cette fois-ci à la voir travailler, hanter de sa réponse suspendue17 l’inconcevable destin d’Abraham :

Si Abraham a déjà accepté de donner la mort, et de donner à Dieu la mort qu’il va donner à son fils, s’il sait qu’il le fera à moins que Dieu ne l’arrête, ne peut-on dire qu’il est dans une disposition où précisément « he would prefer not to », sans pouvoir dire à la face du monde de quoi il s’agit ? […] Il ne décidera pas de ne pas, il a décidé de — mais il préférerait ne pas. (DM 106-107)

  1. C’est la littérature, « ici », qui propose, dans une sorte d’incomplétude réservée, une exégèse biblique. Mais cela ne saurait être non plus le dernier mot dans cette joute de formules et de réponses sans réponse — et il y en a d’autres en jeu que celles qui nous ont retenu jusqu’à présent —, la formule littéraire est également contaminée : « Et le “I would prefer not to” de Bartleby est aussi une passion sacrificielle qui le conduira à la mort, une mort donnée par la loi, par la société qui ne sait même pas pourquoi elle agit ainsi. » (DM 107) Avant d’être à même d’estimer le forçage du littéraire par le biblique auquel Derrida en apparence se livre ici, il nous est possible de comprendre que Gisèle Berkman en manque les enjeux en le réduisant à une assimilation de Bartleby à un sacrificateur — alors qu’il est fait mention d’une passion sacrificielle (sa formule) qui le mène à sa perte — ou encore à un sacrificateur qui préférerait ne pas (sacrifier Isaac) — alors que c’est inversement que l’argument est présenté : Abraham est le Bartleby du sacrifice d’Isaac. Il est vrai que les constants retournements, du Livre à la littérature, dont nous venons de donner quelques exemples, favorisent les raccourcis entre les deux plans par assimilation mais c’est au prix de ne pas voir le lieu critique où opère la philosophie, cet « ici » qui n’est jamais (que) « là » où l’énonciation fait signe — question qu’il convient de laisser en attente. La fluctuation entre l’interprétant et l’interprété, l’indécidabilité des effets de signatures où « la filiation se perd18 » souligne en fait la filiation impossible qui sous-tend le questionnement de Donner la mort et aurait à voir avec le seuil critique entre philosophie et littérature dans l’« ici » de l’argumentation théorique.

  2. Reprenons. Le pas suivant ressemble à un pas de côté, une incursion dans le féminin ou plutôt dans son absence, remarquée dans les deux histoires. Derrida se demande alors :

Dans l’implacable universalité de la loi, de sa loi, la logique de la responsabilité sacrificielle serait-elle altérée, infléchie, atténuée, déplacée si une femme y intervenait de façon déterminante ? Le système de cette responsabilité sacrificielle et du double « donner la mort » est-il au plus profond de lui une exclusion ou un sacrifice de la femme ? De la femme, selon tel ou tel génitif ? (DM 107)

  1. La question est explicitement suspendue « ici même, entre les deux génitifs » et nous suivrons en cela Jacques Derrida, renonçant à commenter la mise en abyme des suspensions (du sacrifice, de la question du sacrifice de la femme, y compris dans le commentaire kierkegaardien, de la question des rapports entre ces deux suspensions, ad infinitum). Mais, pour tenir autant que possible le fil de notre propos, remarquons que le pas de côté pourrait bien se révéler un pas de traverse qui pointe déjà en direction de la deuxième partie de Donner la mort où il sera question de l’implacable universalité de la filiation abrahamique suspendue peut-être par un double génitif (peser le mot, dans ce contexte de filiation ; peser aussi la capacité des deux mots accolés d’échanger leur fonction nominale ou adjectivale — double qui génère ou génitif qui se dédouble), génitif qui ne peut ni être masculin ou féminin, ni ne pas l’être, et ni subjectif ni objectif sans cesser d’être l’un et l’autre.

  2. Enfin, Bartleby se retire, comme le chat du Cheshire, sur un sourire ironique. L’ironie est le dernier point commun souligné par Derrida. « Parler ainsi [comme Bartleby] pour ne rien dire ou pour dire autre chose que ce qu’on croit, parler ainsi de façon à intriguer, à déconcerter, à interroger, à faire parler (la loi, le « lawyer »), c’est parler ironiquement. » (DM 108) Et c’est aussi ce que Kierkegaard découvre « dans la réponse sans réponse qui traduit la responsabilité d’Abraham » (DM 108)19.  Mais l’ironie, notons-le, c’est que la sortie de Bartleby signe aussi le retour depuis les coulisses qu’il n’a jamais vraiment quittées de l’homme de loi, intrigué, déconcerté, interrogé, forcé à parler (à devenir narrateur) mais aussi — toujours de traverse, et comme en passant, et en travers de la loi — de la femme : « L’ironie permettrait peut-être de traverser, comme ferait un même fil, les questions que nous venons de poser — si on se rappelle ce que Hegel disait de la femme : qu’elle est “l’éternelle ironie de la communauté” » (DM 108-109)20. Est-ce, peut-on alors se demander, ce rapport à la « mort donnée par la loi », dans son implacable universalité, qui explique la disparition conjointe de l’homme de loi et de Job en même temps que le retour inévitable du premier ? Il nous faut le préciser et tâcher dans le même élan de tenter de voir ce qui se cache derrière la tentation de Job ou d’Abraham.

Le spectre « Bartleby »

  1. Il faut comprendre que le texte de Melville « couvre un spectre » plus large que sa convocation limitée dans deux ouvrages pourrait le faire croire — mais nous avons déjà souligné quelques raisons de douter de ces limites. Avant, cependant, de nous porter en amont de l’ouvrage et entendre les échos avec le séminaire, il est utile de relever déjà la présence spectrale de « Bartleby » tout au long de Donner la mort, y compris dans sa deuxième partie et dans les attendus sur la littérature et sa filiation abrahamique qui forment le climax apparent de Donner la mort.

  2. Soulignons, en premier lieu, que l’intérêt porté à Crainte et tremblement dans Donner la mort tient à la forme d’adresse singulière que Kierkegaard révèle dans l’histoire biblique. L’histoire d’Abraham, adressé absolument par Dieu — « Dieu mit Abraham à l’épreuve et dit : “Abraham” ; il répondit : “Me voici.”21 » —, « sans voir, ni savoir, sans entendre la loi ou les raisons de la loi » (DM 83), cette histoire est celle d’un double secret absolu : « Tout cela se passe en secret. Dieu garde le silence sur ses raisons, Abraham aussi » (DM 85). C’est aussi l’histoire d’une responsabilité absolue,  une réponse impossible au secret absolu, où l’on est « toujours seul et retranché dans sa propre singularité au moment de la décision » (DM 87), où l’on ne doit ni ne peut parler : « dès qu’on parle, dès qu’on entre dans le milieu du langage, on perde la singularité. On perd donc la possibilité ou le droit de décider. Toute décision devrait ainsi, en son fond, rester à la fois solitaire, secrète et silencieuse. » (DM 87) Comme l’exprime Kierkegaard, dans « la terrible responsabilité de la solitude », il est privé de la consolation du langage, des cris ou des soupirs qu’ont les héros tragiques, il ne peut que parler en langues22. D’où la réponse sans réponse et le rapprochement avec Bartleby, proposé par Derrida.

  3. Il n’existe pas de lien explicite entre « Bartleby » et « La Littérature au secret », mais il n’est pas inutile de remarquer, sous bénéfice d’inventaire, que ce texte est à nouveau construit autour de la figure d’Abraham et de son « secret absolu, […] terrible, […] infini » (DM 163) et que c’est ce secret qui justifie le rapport à la littérature :

Parmi tous ceux qui, en nombre infini dans l’histoire, ont gardé un secret absolu, un secret terrible, un secret infini, je pense à Abraham, à l’origine de toutes les religions abrahamiques. Mais à l’origine aussi de ce fonds sans lequel ce que nous appelons la littérature n’aurait sans doute jamais pu surgir comme telle et sous ce nom. Le secret de quelque affinité élective allierait-il ainsi le secret de l’Alliance élective entre Dieu et Abraham et le secret de ce que nous appelons la littérature, le secret de la littérature et le secret en littérature ? (DM 163)

  1. « La Littérature au secret » fait fond sur les réflexions autour d’Abraham développées dans « Donner la mort » et, en ce sens, continue ce qu’a déjà autorisé le parallèle avec « Bartleby » en termes de rencontre secrète autour du secret, de la mort, de la littérature et de la philosophie. Cette deuxième partie intensifie les enjeux de la lecture entamée, en insistant d’une part sur le secret absolu, tel que partagé par Abraham et Dieu, et la possibilité de la littérature et, d’autre part, en y rajoutant la dimension du pardon — qui ne nous concernera pas ici. La question posée s’énonce presque innocemment ainsi : « Non seulement “qu’est-ce que la littérature ?”, “Quelle est la fonction de la littérature ?” Mais “quel rapport peut-il y avoir entre la littérature et le sens ? entre la littérature et l’indécidabilité du secret ?” » (DM 175) Les réponses ne citent pas « Bartleby », mais le rapprochement est plus que tentant, même s’il devra attendre la lecture du séminaire pour être plus que cela.

  2. En dehors de la question du secret sans secret, il y a également, comme signe de la persistance du sourire de Bartleby, celle déjà mentionnée de la filiation dont les contours vont être précisés. Ceci est indissociable de l’énigme de l’adresse et de l’adestination, qu’il s’agisse de la figure biblique ou de la figure religieuse, comme le suggère cet énoncé vertigineux : « La littérature commencerait là où on ne sait plus qui écrit et qui signe le récit de l’appel, et du “Me voici !”, entre le Père et le Fils absolu. » (DM 179) Essayons de gloser sans reprendre tous les arguments, en faisant un bond en avant vers le moment où Derrida commente « La Lettre au père » de Kafka ou, plus exactement, le passage où le fils insère dans sa lettre la fiction d’une réponse du père, s’interrogeant sur le « trajet destinal » de « la lettre du père inscrite dans la lettre au père, de Kafka ? […] la lettre du père de Kafka au fils et signataire de la lettre au père de Kafka, à travers tous les génitifs [encore les doubles génitifs] et toutes les signatures de cette généalogie impardonnable » (DM 190). Derrida alors médite le fait que « cette lettre secrète ne devient littérature, dans la littéralité de sa lettre, qu’à partir du moment où elle s’expose à devenir chose publique et publiable » (DM 191) et conclut :

comme dans le sacrifice d’Isaac qui fut sans témoin ou n’eut de témoin survivant que le fils, à savoir un héritier élu qui aura vu le visage crispé de son père au moment où il levait le couteau sur lui, tout cela ne nous arrive que dans la trace laissée par l’héritage, une trace restée lisible autant qu’illisible. Cette trace laissée, ce legs fut aussi, par calcul ou imprudence inconsciente, la chance ou le risque de devenir une parole testamentaire dans un corpus littéraire, devenant littéraire par cet abandon même. Cet abandon est abandonné lui-même à sa dérive par l’indécidabilité, et donc par le secret, par la destinerrance, de l’origine et de la fin, de la destination et du destinataire, du sens et du référent de la référence demeurée référence dans son suspens même. (DM 191)

  1. Nous sommes bien, avec cette « filiation » littéraire, dans une économie de la trace, de l’écriture orpheline, de l’adestination qui ruine par avance toute idée de fondement, d’origine pleine, de filiation possible — il est question, dans le moment abrahamique, non d’une origine ou de l’événement de l’institution de la littérature, mais de « la possibilité de la fiction surnommée littérature » (DM 149) — et toute analogie simple entre Abraham le sacrificateur et Bartleby — qui pourrait aussi bien se trouver à la place d’Isaac, du fils, si on pouvait le savoir dans la référence maintenue dans son suspens même, qui signe le « Me voici ! » de la littérature.

  2. C’est dans cette optique qu’il faut lire les attendus sur la littérature et la filiation impossible, à laquelle, c’est là mon hypothèse, « Bartleby » participe dans le suspens même de sa référence. Derrida, avant d’égrener ses attendus et la conclusion qu’ils imposent, rappelle que le secret absolu « n’a pas le sens d’une chose à cacher », que c’est « un secret sans aucun contenu, aucun sens à cacher, aucun autre secret que la demande même du secret, à savoir l’exclusivité absolue du rapport entre celui qui appelle et celui qui répond “Me voici” : la condition de l’appel et de la réponse, s’il y en a jamais, et qui soit pure. » (DM 203) Tout ce qui est ensuite avancé quant à la littérature (en six paragraphes commençant ironiquement par la même formule juridique) d’une manière ou d’une autre vérifie ce trait cardinal quant au secret absolu dans la littérature et ce qu’il en découle en termes de responsabilité, et laissent entendre tous les échos possibles au secret abrahamique tel qu’il a été si longuement commenté. Par exemple, la responsabilité du signataire de l’œuvre face à cet événement singulier est dite entre parenthèses être « nulle et infinie, comme celle d’Abraham » (DM 206) ou cet attendu déjà cité en épigraphe — « attendu que la littérature est le lieu de tous ces secrets sans secret, de toutes ces cryptes sans profondeur, sans autre fond que l’abîme de l’appel ou de l’adresse, sans autre loi que la singularité de l’événement, l’œuvre » — qui, à la fois, évoque d’autres réflexions du philosophe sur la littérature (« La Fausse monnaie » de Baudelaire, par exemple) et l’événement singulier du sacrifice biblique.

  3. La conclusion —  le verdict ? — est, « alors », évidente. Il existe un héritage biblique dans la littérature mais — il y a un mais — cet héritage est aussi renié car :

alors la littérature hérite, certes, d’une histoire sainte dont le moment abrahamique reste le secret essentiel (et qui niera que la littérature reste un reste de religion, un lien et un relais de sacro-sainteté dans une société sans Dieu ?), mais elle renie aussi cette histoire, cette appartenance, cet héritage. Elle renie cette filiation. Elle la trahit au double sens du mot : elle lui est infidèle, et rompt avec elle au moment même d’en manifester la « vérité » et d’en dévoiler le secret. À savoir sa propre filiation : possible impossible. (DM 208)

  1. Ironie de ces attendus qui concluent sans conclure sur un secret sans secret et une sainteté sans sainteté : alors, certes, mais… ; je sais bien, mais quand même, je préférerais ne pas… Et l’ironie, on s’en souvient, c’est intriguer, déconcerter, interroger, faire parler, et c’est le sourire de Bartleby. Bartleby, d’ailleurs, qui n’est pas seulement lié à la figure d’Abraham — mais, nous ne l’avons pas oublié, à celle de Job — et qui, nous le verrons ensuite, n’en finit pas de revenir dans l’art derridien de la formule.

  2. Reprenons.

  3. Si dans l’économie de Donner la mort, ce serait toujours, croit-on, la figure biblique qui convoquerait la figure littéraire à des fins philosophiques, dans le développement plus lent de la pensée du secret, de la responsabilité et de la mort, ce n’est pas aussi simple. Ces questions ne surgissent pas avec l’Abraham kierkegaardien mais traversent déjà des textes comme La Fausse monnaie, Schibboleth ou La Carte postale. Elles sont surtout, en ce qui nous concerne, reprises et développées, suivant un ordre qui n’est pas tout à fait celui de Donner la mort, dans le séminaire Répondre du secret où « Bartleby » joue un rôle remarquable — ce qui transforme la vision que l’on peut avoir de ce que j’appellerais la signature melvillienne dans le texte derridien.

  4. Du séminaire à Donner la mort, une différence apparaît immédiatement dans le dispositif argumentatif. Après un préambule sous forme de dialogue fictif, c’est la littérature qui ouvre le bal, avec « Bartleby ». Puis quelques séances plus tard, Heidegger prend le relais, suivi de Patočka puis de Kierkegaard (qui permet d’introduire Abraham) pour, dans les dernières séances, croiser Heidegger et Freud autour de la question de l’Unheimliche et son double foyer de la mort et de la fiction — où la fiction serait « le vrai lieu de l’être-pour-la-mort. » (RS12 14) On pourrait voir dans cet agencement un cheminement symétrique à celui de l’ouvrage publié, allant cette fois-ci de la littérature aux philosophies de la mort et de la responsabilité. Mais il y a, de l’un à l’autre, plus qu’un déplacement d’accent. L’irruption de la littérature à un moment clé de « Donner la mort » et le point d’orgue de « La Littérature au secret » confirment ce que Derrida confie lors de la première séance de son séminaire : « Bartleby » « ne nous quittera plus » (RS1 15), ne serait-ce, comme je l’ai suggéré, que sous la forme de son sourire ironique. La littérature ne quitte jamais la réflexion philosophique et la philosophie — qui répond à son appel  — ne quitte jamais le terrain de la littérature, comme le suggère cette remarque en préambule expliquant la place occupée par « Bartleby » : « Ce qui m’importe aujourd’hui, toujours au titre de l’introduction à ce séminaire, c’est de marquer la place de la littérature ou l’institution littéraire, de la possibilité de ce qu’on appelle la littérature ou l’institution littéraire dans cette histoire du secret et de la responsabilité. » (RS1 11) Si symétrie il y a donc, c’est là l’image d’un chiasme entre littérature et philosophie, dans le secret d’une rencontre23 autour du secret24, de la mort et de la responsabilité.

  5. Si « Bartleby » est là dès le début pour introduire la notion d’un « secret sans négativité », un secret qui se manifeste « comme ce qui [ne] répond pas [à la question, la demande, l’attente suspendue] » ou plutôt comme ce qui « répond sans répondre » (RS1 4), ce n’est pas sans rapport à la mort : « vous savez que  Bartleby meurt sans que son secret ou que le sens caché, s’il y en avait un, de sa réponse sans réponse soit jamais levé, ni que soit levé, chose non moins intéressante pour nous, le secret, s’il y en avait un, de la chose littéraire, de cet événement littéraire et de ce récit fictif » (RS1 4-5). La réponse sans réponse lie d’emblée le secret de la littérature et le secret également inviolable de la mort. Le secret de « Bartleby » est :

produit […] par une surface littéraire ou fictionnelle derrière laquelle il n’y a rien. Rien que la figure de la mort. Or la figure de la mort n’est pas une figure parmi d’autres puisqu’elle figure ce rien même (qui porte et emporte le secret) et qu’elle surgit plus d’une fois ici comme dead letter et comme le cadavre de Bartleby, mort longtemps avant d’être mort. Il reste que la possibilité de la littérature, ce n’est pas rien et que ce secret sans secret reste inviolable, justement absolu à cause de cela. (RS1 12)

  1. La note de bas de page de Donner la mort — « La littérature du secret met presque toujours en scène et en intrigue des figures de la mort » (26, n1) —, reprise assez fidèlement avec son contexte de la cinquième séance du séminaire Répondre du secret 25, n’est qu’un des endroits où le rapport entre littérature, secret et mort est souligné. Tout le séminaire et « a posteriori » tout Donner la mort sont parcourus de l’intense tension qui en résulte et qui fait que toute allusion à l’inviolabilité du secret sonne comme une allusion à l’être-pour-la-mort. On conçoit mieux dès lors le rôle donné au sacrifice d’Abraham, secret inviolable s’il en est, et, par-delà l’évidence même de la convocation du philosophe du Dasein, la mise en scène et en intrigue de la question de l’être-pour-la-mort et de la littérature sous forme de dialogue fictif, entre Heidegger et Freud, dans la dernière séance du séminaire.

  2. À cet égard, le commentaire sur la remarque de Freud selon laquelle, n’ayant pas l’expérience de la mort, nous nous tournons vers le monde de la fiction, de la littérature, du théâtre pour y trouver ce qu’on ne peut trouver dans la vie réelle éclaire les enjeux aussi bien du séminaire que de l’ouvrage publié, en particulier dans sa dernière partie. Derrida dit ne pas vouloir commenter encore cette proposition freudienne « qui fait de la fiction le vrai lieu de l’être-pour-la-mort, comme si c’était à partir de la mort, cette fois, qu’il fallait comprendre la possibilité de la littérature, comme lieu d’un certain secret […], l’être de la littérature comme être pour la mort ou inversement. » (RS12 14) Il ne commente pas, mais tout se passe comme si « La Littérature au secret » relevait le défi de se placer au lieu d’un certain secret de la mort entre littérature et philosophie, comme s’il s’était toujours agi de ce commentaire auquel on préférerait ne pas se livrer dans l’instant.

  3. Le spectre de « Bartleby », dès lors, ne revient pas tant dans le sourire du chat du Cheshire que dans celui, d’une ironie non moins trouble, du révérend Hooper, rendant son dernier souffle, saisissante figure littéraire de la mort, de son secret inviolable, voilé et pourtant exposé — « Father Hooper fell back upon his pillow, a veiled corpse, with a faint smile lingering on the lips26. » En fait, dans le séminaire, l’œuvre littéraire est clairement reliée à la philosophie heideggerienne et il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce qu’elle hante les réflexions philosophiques de Donner la mortSein und Zeit tient une place stratégique. Derrida le remarque : « la différence entre SZ [Sein und Zeit] et Bartleby [est] moindre qu’il n’y paraît au premier abord, je pourrais le montrer si j’en avais le temps : il s’agit de deux façons indiscernables malgré tout effort pour les discerner de déterminer l’être pour la mort (l’être avec l’ et non lettre en un mot comme dans dead letters) comme rapport au secret du secret » (RS4 18). Cependant le rapprochement n’est pas simplement situé dans l’avenir d’une analyse parallèle à faire concernant le traitement des questions de l’être pour la mort — et des questions connexes de la responsabilité, de la curiosité, de la rumeur, etc. —, analyse dont on peut imaginer les grandes lignes ; ce rapprochement est déjà effectif dans les tours et détours du séminaire.

  4. Nous en avons un premier signe sous les yeux dans le jeu sur l’être et lettre pour la mort. Il ne lève pas une ambiguïté homonymique que le contexte sémantique et syntaxique réduit aussitôt, mais plutôt la crée précisément au lieu de la lettre, la lettre morte qui échappe à son destinataire. La remarque de Derrida entre donc, si l’on peut dire, dans le jeu entre philosophie et littérature qui permet de penser ensemble Sein und Zeit et « Bartleby », elle est déjà le jeu (de réflexion) dont elle parle. Ceci se retrouve également, à plus grande échelle, dans l’introduction de Heidegger, au cours de la troisième séance. En effet, Derrida y avoue (c’est son mot) ne pas avoir abordé les problèmes du secret et de la responsabilité tels qu’ils s’appréhendent « dans la vie de tous les jours » (RS3 3), ayant commencé par le crypté, le surcodé, les détours non immédiats de la littérature (Melville et Baudelaire en particulier). Il se propose donc de laisser « ces détours artificiels, non naturels » (RS4 5) pour reprendre au début mais se lance dans ce qu’il reconnaîtra comme un autre détour : la philosophie de Heidegger qui réserve le secret, la capacité du secret, à l’être qui seul peut avoir accès à l’expérience de la mort et du langage. Ce qui conduit à un nouvel aveu : « je me suis laissé entraîner vers un texte de Heidegger particulièrement surchargé et potentialisé » (RS3 14).

  5. Littérature et philosophie se trouvent donc mêlées comme tenant toutes deux d’un détour ou détournement de la vie quotidienne par des sentiers aussi cryptés que l’objet qu’elles sont censées aider à appréhender. D’où la complication de toute lecture philosophique de la littérature ou avec la littérature où l’on doit s’attendre à voir la littérature figurer en filigrane, en signature transparente dans le texte philosophique et réciproquement. Nous en avons déjà eu un aperçu dans les échanges entre l’histoire d’Abraham et celle de Bartleby dans la courte section de Donner la mort analysée plus haut. Mais la suite du séminaire se charge de dissiper toute idée de pouvoir procéder par accès direct à la question. Derrida propose bien de « re-commencer le séminaire autrement, et de partir de choses très simples, de l’analyse presque directe des expériences où nous parlons ou vivons ces choses nommées le secret ou la responsabilité pour rejoindre peu à peu, si c’est possible, les problèmes que nous laissons un peu en suspens » (RS3 16). On pressent, par l’accumulation des « presque », « si c’est possible », et l’allusion au suspens, que le re-commencement risque d’être un autre détour et, effectivement, on ne tardera pas à retrouver les textes cryptés et surchargés. L’hypothèse de la littérature comme lieu de l’être pour la mort semble devoir donc s’appliquer également à la philosophie, une certaine philosophie qui entretient un rapport unheimlich à la littérature — et unheimlich  est un caractère prêté à l’ironie de Bartleby.

Abraham, « Ici, au lieu de Job » — et de Bartleby

  1. Bartleby, dit-on, ne nous quitte pas. Mais, précisément, s’il demeure avec Abraham — et non pas analogiquement mais dans une filiation impossible —, alors la question n’est pas seulement ou peut-être pas principalement celle du passage du premier au second mais celle de la tentation repoussée d’un passage à Job. Que fait Abraham, « ici, au lieu de Job » ? « Ici, au lieu de Job, de l’épreuve à laquelle Dieu soumet Job, on peut penser à Abraham. » (RS7 20), c’est ainsi que Derrida dans son séminaire, introduit Abraham et congédie Job, figure sur laquelle il se sera pourtant attardé dès l’introduction de « Bartleby ». À quelques mots près, la phrase est reprise avec le texte où elle s’inscrit dans Donner la mort. Mais la légère variation du début — « Ici, au lieu de Job, au lieu de l’épreuve … » devient « Ici, au lieu de l’épreuve de Job … » (DM 106). Cela donne à penser.

  2. Deux points sont particulièrement à souligner. La phrase, dans son infime variation, insiste sur le fait que c’est bien en lien à l’épreuve que la substitution se fait. En conséquence, pour saisir le congé donné à Job, il est crucial de comprendre les différences, s’il y en a, entre les deux épreuves. D’autre part, c’est le lieu de Job dont il est suggéré qu’il est occupé, et ce lieu-là, cet « ici » est encore une question d’adresse, du mystère de l’adresse : malice du langage qui dit à la fois qu’Abraham tient (le) lieu de Job et que c’est depuis ce lieu qu’on peut penser à Abraham (autrement dit, le fantôme de Job pourrait bien hanter le lieu de la réflexion).

  3. A priori, les deux épreuves sont comparables en ce qu’elles visent la foi de celui qui y est soumis. Ceci est longuement mis en scène et en intrigue dans l’histoire de Job, et plus succinctement dans celle du sacrifice d’Abraham — « Dieu mit Abraham à l’épreuve ». Dans chaque cas, une réponse est attendue, qui est celle de la confirmation de la foi en Dieu, mais cela ne va pas sans la possibilité de la réponse inverse, la révolte contre la puissance absente (au sens où elle ne répond pas). C’est l’issue donnée au mysterium tremendum, le secret absolu qui fait trembler, qui alors importe. Sur ce point, une différence apparaît entre Job, toujours sur le point de renier sa foi, qui adresse publiquement à Dieu ses interrogations et Abraham qui répond au silence par le silence mais dont la révolte est potentielle, car il s’agit d’un scandale absolu — mettre à mort son « unique » — que chacun peut éprouver. Une autre différence apparente est que Dieu ne demande pas la même chose de chacun. Il y a quelque chose d’incommensurable dans le sacrifice demandé à Abraham qui fait de l’obéissance un crime (Kierkegaard et Derrida après lui insistent sur cette dimension (DM 118)), ce qui semble absent de ce qui pourrait se lire comme l’auto-sacrifice de Job. Bartleby alors, serait — comparaison tentante, mais mise de côté — plutôt à rapprocher de Job. Le choix d’Abraham plutôt que de Job n’en est que plus énigmatique.

  4. Cependant, à suivre la logique du secret sans secret, on voit apparaître une autre distinction. S’il est possible que la mise à mort d’Isaac ne soit pas « l’objet de l’injonction divine », qu’elle ne soit « plus la chose à cacher, le contenu d’un secret à sauver » (DM 204), alors la différence n’est pas entre sacrifice d’autrui ou de soi, et c’est d’un autre sacrifice, d’une autre épreuve qu’il s’agit, qui a à voir avec le langage. Derrida, en effet, précise, en ce qui concerne Abraham : « l’épreuve imposée sur le mont Moriah consisterait à éprouver, justement, si Abraham est capable de garder un secret : “de ne pas vouloir dire…”, en somme » (DM 164). Ceci entraîne une autre différence, décisive, avec Job : Abraham prend la responsabilité « de ne pas poser de question à Dieu, de ne pas se plaindre, comme Job, du pire qui semble le menacer à la demande de Dieu » (DM 172). Le « Me voici » est la formule d’une adresse inconditionnelle, qui lie inconditionnellement Dieu et Abraham et condition de possibilité de cette fiction nommée littérature. Job serait-il trop bavard pour donner son nom à une filiation ? lui qui, justement, préférerait ne pas être là, mais plutôt avec rois et conseillers. Cette hypothèse nécessitera d’être nuancée.

  5. Retrouvons la nouvelle. On se souvient que dans Donner la mort, elle est introduite par le biais d’une allusion au narrateur. En regard, dans le séminaire, il est l’objet de longues discussions, comme homme de loi, de devoir, lié au secret (dans ses dimensions légale et secrétariale), entre autres choses, opposant donc « le plus haut sens des responsabilités éthico-juridiques » (RS1 5) à la réponse sans réponse de son employé. La citation de Job, qui semble le caractériser avant tout, est en l’occurrence lue comme une réponse empathique à l’énigme (l’adresse incompréhensible) de Bartleby : l’homme de loi la réinscrirait ainsi dans un espace religieux où s’exprime son souci de justice et de réconciliation (RS1 30). C’est le lieu singulier de la lecture proposée par le narrateur qui est à examiner. Il est possible de l’approcher en reconnaissant que dans les histoires d’Abraham et de Job, il faut considérer l’adresse en deux sens : de Dieu à l’éprouvé (sur ce point, les deux histoires se ressemblent, car Dieu interpelle mais ne répond pas) et de l’éprouvé vers Dieu (adresse explicite, publique, quant à Job ; adresse intime27, potentielle ou absente, quant à Abraham). En évoquant la figure de Job, le narrateur se place au lieu de l’épreuve biblique, depuis lequel il devrait s’attendre à voir Bartleby se plaindre — il n’a de cesse de demander une explication à son scribe — mais rien ne vient en ce sens. L’homme de loi ressemblerait alors aux proches et aux amis de Job qui tentent par leurs récits de le maintenir dans la foi mais il reste pour sa part suspendu dans l’abîme de l’adresse. L’adresse a dès lors un autre versant : l’adresse à Dieu et l’adresse de Dieu aux deux figures bibliques est aussi, potentiellement, adresse aux hommes — « Ah, Bartleby! Ah, humanity! » (99) —, à ceux qui sont en position d’empathie ou de sympathie — en position de lire ou de raconter.

  6. Ainsi, lorsque, dans « Donner la mort »,  le narrateur est congédié en même temps que Job, sont également évacués la possibilité d’une lecture-réinscription religieuse et le regard du narrateur, sur lequel cependant Derrida s’attarde dans Répondre du secret et qui deviendra la figure du grand témoin dans une séance du séminaire suivant (Témoigner). L’homme de loi est si bien oublié des considérations sur la filiation abrahamique de la littérature que le philosophe se trompe dans la dernière allusion à « Bartleby », son narrateur et Job (DM 113-114). Il prend les guillemets entourant l’expression biblique pour des marques de citation — des marques rappelant que l’énonciateur fait une citation de type littéraire — alors qu’il s’agit d’une citation insérée sans guillemets dans un dialogue qui est, lui, entre guillemets (99).

  7. Sont dès lors confrontées deux lectures du secret sans secret de la littérature, dont l’une, passant par Job à travers le narrateur, semble rejetée comme trop empathique ou référentielle — quand bien même le référent n’est pas de ce monde. En ce cas, Derrida se rangerait avec nombre d’autres lecteurs, philosophes inclus, assez prompts à utiliser l’homme de loi comme repoussoir afin d’affirmer le potentiel créatif de la figure du scribe qui préférerait ne pas écrire28. De la même manière, il resterait contradictoirement pris au piège d’une lecture diégétique en fin de compte privilégiant le personnage — soit l’opposition structurelle des personnages — au détriment du texte, tout en rejetant ce type de lecture telle qu’elle est représentée par le narrateur. Mais une telle conclusion est insatisfaisante pour deux raisons. La première est que l’examen devrait être approfondi pour envisager tout ce que le chantier de lecture qu’est le séminaire ouvre de perspectives pour une étude de « Bartleby » et pas « seulement » de cette fiction nommée littérature. Où l’on pourrait montrer qu’il n’y a pas de raison de privilégier l’une ou l’autre des lectures exposées plus haut, ni de les opposer mais qu’il convient de les tenir ensemble dans l’aporie pour percevoir toute l’ironie de la configuration narrative de « Bartleby ». Il ne s’agit pas uniquement de s’intéresser aux nombreuses réflexions concernant la nouvelle, y compris son narrateur, mais aussi, par exemple, de ce que les commentaires sur la curiosité (Neugier) opposée au souci (Sorge) chez Heidegger peuvent apporter à une analyse du secret de et dans « Bartleby » en passant en particulier par la notion paradoxale de secret inauthentique, pour ne rien dire de ce que laissent entrevoir les croisements possibles avec la psychanalyse. Manière de répondre à l’invitation de Derrida d’aller voir par nous-mêmes les rapports entre Sein und Zeit et « Bartleby » (RS4 18). Du travail en perspective…

  8. Une deuxième raison pour ne pas se débarrasser trop sommairement de la lecture esquissée par Derrida est la place accordée à la formule dans les développements philosophiques. Sur ce point également, Derrida peut être suspecté de tomber dans le piège de la formule de « Bartleby », mais ni plus ni moins que tout lecteur, philosophe ou non, car « Bartleby » est la formule d’un piège absolu: une impossibilité de ne pas lire la formule couplée à une impossibilité de la lire, impossibilité de lire « Bartleby » sans en détacher la formule couplée à une impossibilité de la détacher sans compromettre la lecture. Dans la lecture proposée, « I would prefer not to » est une belle, trop belle formule de l’adresse suspendue qui suspend tous les circuits de l’adresse — ceux-là même qui définissent l’exercice routinier de la fonction notariale, laquelle veille avant tout à la circulation et à la certification de la lettre (originale ou copie). Mais cette lecture de la formule propose en même temps, dans le mouvement de la lecture, une formule de la lecture : s’écrit au risque de sa ou plutôt ses formules. J’insiste sur le pluriel, parce que la réflexion derridienne ne se fige pas en une seule formule mais (se) joue des formules, elle en montre le jeu et les fait jouer en elle réflexivement, aux abords du littéraire.

  9. Les lecteurs familiers de « La Littérature au secret » auront tout de suite pensé à sa formule inaugurale, « Pardon de ne pas vouloir dire. » (DM 161), que le philosophe propose de laisser à son sort qui est de devenir un secret, une citation, abandonnée sans laisser d’adresse, dira-t-on, et donc proie potentielle de la littérature :

Un archéologue peut aussi se demander si cette phrase est achevée : « Pardon de ne pas vouloir dire… » mais quoi au juste ? Qui ? à qui ?

Il y a là du secret, et nous sentons que la littérature est en train de s’emparer de ces mots sans toutefois se les approprier pour en faire sa chose. (DM 163)

  1. Cette phrase va circuler dans le texte philosophique, le faire bouger, jouant de tous ses statuts possibles, jusqu’à l’imaginer dans la bouche d’Abraham, jusqu’à y entendre l’écho de celle de Bartleby — qui revient ainsi spectralement — et enfin retrouver une portée philosophique, si la distinction vaut encore, dans les hypothèses sur la littérature. Le lecteur de Derrida peut bien se sentir intrigué, déconcerté, interrogé par cette formule, comme il est censé l’être par celle de « Bartleby ». Il peut également soupçonner, s’il ne le sait déjà depuis longtemps, que le philosophe pratique cet art plus souvent qu’à son tour. Ainsi revient-il, dans la quatrième partie de « Donner la mort », sur « Tout autre est tout autre », expression par laquelle il condense l’aporie du choix d’Abraham entre deux figures de l’autre et de la fidélite (Dieu ou son unique fils) :

« Tout autre est tout autre » : les enjeux paraissent affectés par le tremblement de cette formule. Elle reste trop économique, sans doute, trop elliptique, et par là, comme chaque formule isolée, transmissible hors de son contexte, tout près de ressembler au langage chiffré d’un mot de passe. (DM  114-115)

  1. Cet usage réflexif des formules est trop fréquent chez le philosophe — nous en trouverions d’autres exemples dans les textes que nous avons parcourus — pour ne pas y voir l’indication du pari philosophique d’intriguer pour questionner, de tenter, comme la lettre au père de Kafka, « la chance ou le risque de devenir une parole testamentaire dans un corpus littéraire, devenant littéraire par cet abandon même ». Mais chance ou risque, c’est la même chose, si l’on comprend que la formule de la formule juste énoncée est réversible et concerne également le texte littéraire ou, sur un autre mode, le texte biblique — qui peut voyager vers le littéraire ou le philosophe ou vers l’un en passant par l’autre.

  2. Sur la formule littéraire, il est inutile d’insister plus. Quant au texte biblique, le « Me voici » est toujours déjà littéraire, passé qu’il est au filtre de la « lyrique dialectique » de Johannès de Silentio avant d’intriguer la philosophie derridienne, ou qu’elle ne s’en serve pour intriguer à son tour. Mais c’est tout aussi vrai, de façon à première vue surprenante, de la citation de Job. Derrida s’y attarde dans une annexe de la première séance de Répondre du secret destinée à compléter ce qu’il déjà dit sur le narrateur et sur le passage de Job, 3.11-16. Il remarque le « tremblement29 de la modalité ou du mode verbal » (RS1 31) — l’emploi du conditionnel — dans la lamentation de Job qui aurait préféré être mort dans le ventre maternel et reposer avec rois et conseillers, ce qui appelle des commentaires sur les rapports entre Écriture sainte et l’« Écriture nommée littérature ». Il ajoute, à propos de son usage par le narrateur de « Bartleby » : « la manière discrète, effacée, secrète dont cette citation est faite autorise, est faite pour autoriser d’autres lectures — et pour qu’on ne s’en prive pas, que ces autres lectures soient ou non compatibles, selon bien des rapports, avec l’herméneutique paléo- ou néo-testamentaire » (RS1 31-32). Cet exemple est frappant parce qu’il confirme le potentiel d’intrigue de toute formule qui se définit de toujours pouvoir être abandonnée à son sort mais aussi parce qu’il nous dit qu’il n’y a pas de formule pure du secret absolu. On retrouve la nécessité de penser ensemble Job et Abraham. C’est sur ce point que je voudrais conclure, abrégeant énormément ce qu’il reste à dire des formules derridiennes dans les textes qui nous concernent30.

  3. Que la citation de Job puisse posséder, exercer, le même pouvoir d’interrogation et de brouillage des frontières entre les « écritures » que celle d’Abraham qui l’a pourtant éclipsée dit au moins une chose, qu’au fond les textes derridiens répètent sans cesse : il n’y a pas d’expression absolue d’un secret absolu. Ce qui rend compte d’ailleurs du fait que toute filiation est destinée à être trahie, et trahie par la littérature. La formule d’Abraham ne peut en aucun cas être une formule princeps — pas plus que celle de Bartleby d’ailleurs. Il n’y a pas, à l’inverse, d’énoncé, laissé à l’abandon de la littérature, qui ne soit pas mystérieux en quelque façon et source d’intrigue, littéraire ou philosophique. Il n’existe pas de « Me voici » inconditionnel sans le conditionnel d’une interrogation que le secret absolu paraît exclure. Le conditionnel, c’est aussi faire des hypothèses, comme le fait un lecteur, contre, tout contre le secret sans secret du texte. C’est une forme de résistance, que j’aurais aimé lire au plus près de la psychanalyse, partant sans doute de ce passage où, cela ne devrait pas nous étonner plus que cela, le narrateur homme de loi a son rang à tenir :

Ceux qui ont lu ce petit livre immense de Melville savent que Bartleby est aussi une figure de la mort, certes, mais aussi que, sans rien dire, il fait parler, et d’abord le narrateur qui se trouve être aussi un homme de loi responsable et un analyste infatigable. En vérité incurable. Bartleby fait parler l’analyste comme narrateur et homme de loi. Bartleby, c’est aussi le secret de la littérature. Là où peut-être elle fait parler — ou chanter la psychanalyse. « Là où » : le lieu même de la résistance. Résistance de la psychanalyse. La psychanalyse même. On ne sait plus qui analyse le secret de qui : « à mort ». (RP 38)

  1. « Là où » : le lieu même de la philosophie, entre Job, Abraham et Bartleby ?

Bibliographie

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1 J. Derrida, Donner la mort, 206.

2 G. Michaud et G. Leroux, « Jacques Derrida : la lecture, une responsabilité accrue », 5.

3 J. Derrida, Donner la mort, 163.

4 « The Tombs », place du mutisme par excellence et de la dissémination mortifère.

5 Si l’on peut aisément marquer typographiquement la distinction entre le texte et le personnage éponyme, il faut cependant toujours garder en mémoire les glissements possibles de l’un à l’autre, parfois appelés par l’agencement littéraire même et les prendre comme signes du pouvoir incessant de la nouvelle d’interroger les catégories de la lecture. En l’occurrence, l’emploi des guillemets s’entend autant comme convention typographique pour distinguer la nouvelle du personnage que comme une précaution rhétorique signalant la fragilité de la distinction — ce qui vaut bien entendu pour l’omission des guillemets.

6 Voire dans la déconstruction. Cf. ce qu’en dit M. Imbert : « Dans la discussion qui a suivi cette communication [celle qui a donné lieu à l’article de M. Imbert], Jacques Derrida a fait observer qu’en un sens la déconstruction n’avait cessé de dire et de répéter à sa manière : “I would prefer not to.” » (« Papier timbré, page blanche », 1)

7 J. Derrida, Résistances de la psychanalyse (1996), Donner la mort (1999). Dorénavant abrégés en RP et DM.

8 F. Tudoire-Surlapierre, « Derrida, Blanchot, “Peut-être l’extase” », §10.

9 G. Berkman, L’Effet-Bartleby, 71.

10 Ibid., 68.

11 Ibid.

12 Archives conservées à l’IMEC, Caen. Dorénavant abrégé en RS, suivi du numéro de la séance du séminaire et de la page du texte dactylographié. Je remercie l’IMEC de m’avoir donné accès à ces documents et les ayant-droits de Jacques Derrida de m’avoir autorisé à en reproduire des extraits.

13 Inutile de préciser que cette présentation de « Donner la mort » ne saurait prétendre rendre justice à tous ses enjeux, ni même à résumer son parcours (tâche impossible). Il ne s’agit pour moi que de faire sentir la difficulté du contexte d’apparition de la référence à Melville.

14 Il s’agit, respectivement, de « With kings and counsellors » (Job, 3, 11-16 / H. Melville, « Bartleby », 99) et de « Ton Père, qui voit dans le secret » (Math., 6, 4) — « car Dieu voit dans le secret » (S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, 203)

15 Gen., 22, 8.

16 Notons au passage que cette comparaison est à double étage car c’est Kierkegaard qui a fourni à Derrida l’idée d’un Abraham parlant en langues (S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, 195).

17 « La silhouette d’un contenu hante cette réponse. » (DM 106)

18 J. Derrida, Glas, 10.

19 « Sa réponse à Isaac a l’aspect de l’ironie, car c’est toujours ironie lorsque l’on dit quelque chose sans pourtant dire quoi que ce soit. » (S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, 201)

20 Derrida renvoie en note à Glas, 209 sq., où il commente la contestation ironique de l’universel, construit sur l’abolition du féminin, par l’ironie féminine : « La loi humaine, la loi de la communauté rationnelle qui s’institue contre la loi privée de la famille, réprime toujours la féminité, se dresse contre elle, la ceint, la presse et la comprime. Mais la puissance impuissante sans doute, arme toute-puissante de l’impuissance, le coup inaliénable de la femme, c’est l’ironie. » (209)

21 Gen., 22, 1.

22 S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, 194-195.

23 Je songe ici au « secret de la rencontre » (Geheimnis der Begegnung) que Derrida commente avec Celan (Schibboleth).

24 Sur l’importance du secret dans la philosophie de Derrida et son lien à la question littéraire, voir G. Michaud, Tenir au secret et J. Derrida, et M. Ferrari, A Taste for the Secret.

25 « Je rappelle en passant que toutes les histoires de secret, la littérature du secret que nous avons entrevues (Bartleby, The Figure in the Carpet, Aspern Papers, etc.) mettent en scène et en intrigue des figures de la mort. » (RS5 10)

26 N. Hawthorne, « The Minister’s Black Veil », 107. Autre exemple américain que Derrida aurait pu ranger avec « The Purloined Letter, « Bartleby », « The Figure in the Carpet », « The Aspern Papers », dans la littérature du secret qui met en scène et en intrigue les figures de la mort.

27 « Dieu est le nom de la possibilité pour moi de garder un secret qui est visible à l’intérieur mais non à l’extérieur. » (DM 147)

28 Comme, pour ne citer qu’eux, G. Deleuze, « Bartleby et la formule », Critique et clinique ou G. Agamben (Bartleby ou la création).

29 Comme « Tout autre est tout autre », cette formule tremble. Il semble que la formule soit ce qui tremble, toujours déjà affecté du mysterium tremendum.

30 Notamment son long commentaire de la formule de Mathieu (vedere in abscondito), formule secrète du secret chez Kierkegaard (elle apparaît sans guillemets, note Derrida, DM 113) qui va animer toutes les réflexions de la quatrième partie de « Donner la mort ».



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