Dissémination et clinique

Monique David-Ménard

Université de Paris 7 ; Société de Psychanalyse Freudienne

  1. Jacques Derrida et Paul Ricoeur ont permis aux jeunes philosophes des années 70 de lire Husserl. Paul Ricoeur avait traduit les Ideen I, ouvrant à une description des intentionnalités libérée du modèle exclusif de la perception comme acte premier de la constitution du sens. Jacques Derrida, en traduisant et en introduisant L’Origine de la Géométrie en 19621, nous permettait de penser comment la constitution des idéalités, géométriques d’abord mais aussi littéraires et philosophiques, était liée à la formation d’une tradition par l’écriture. Tradition qui est, en géométrie, autant la possibilité d’oublier l’origine des actes de conscience captés par les signes écrits que celle de sa réactivation. Par là, Derrida engageait un débat concernant le statut de cette origine perdue dans les sciences : cette perte d’une origine est-elle un effet d’après coup qui se produit toujours dans les inventions conceptuelles des sciences galiléennes, comme le soutenait Suzanne Bachelard dans sa lecture de Logique formelle et transcendantale, ou bien faut-il comprendre cet oubli d’origine dans l’intentionnalité mathématique comme l’une seulement des modalités de ce qui s’appellera bientôt la Différance à soi de l’origine et dont nous rend capable la lettre, dès lors qu’on se libère de l’illusion de présence à soi de l’esprit dans le logocentrisme ? Derrida engageait aussi dès sa traduction de L’Origine de la géométrie une proximité avec la psychanalyse, car l’absence à soi du « sujet de l’inconscient » concerne les hiéroglyphes du rêve et le symptôme comme écriture. Il est amplement question dans ce colloque des conceptions de la lettre qui ont nourri cette proximité polémique dans la déconstruction derridienne et dans la psychanalyse lacanienne.

I : Idéalité et écritures

  1. Pour mettre en perspective déconstruction et clinique, je voudrais partir d’un usage particulier de la notion d’intentionnalité sous condition d’oubli que je n’ai pu mener à bien que dans ce contexte balisé, comme le précise Derrida, par les noms de Husserl, Cavaillès, Tran-Duc-Thao, Suzanne Bachelard, Merleau-Ponty. Un symptôme hystérique est inintelligible si on essaie de le concevoir comme le passage d’une « énergie d’affect psychique » dans un corps supposé organique. La notion freudienne de conversion, pourtant mise au point avec soin dans les Études sur l’hystérie, est donc confuse2. Si Elisabeth von R… ne peut plus marcher, ce n’est pas qu’elle ait « converti » une parole interdite — « Ich komme nicht aus der Stelle » : « je ne m’en sors pas, cela ne va plus » — en un trouble physiologique, c’est plutôt que ses jambes ont été depuis très longtemps impliquées dans sa vie érotique. La métaphore en quoi consiste le symptôme ne se comprend que par l’histoire d’un corps érogène, espace d’écriture d’un certain nombre d’événements auxquels le sujet peut ne pas avoir d’accès conscient justement parce qu’ils s’écrivent (Merkmale). Les signes écrits3 dans le corps n’ont pas à être appréhendés comme une marque physiologique douloureuse renvoyant à une conscience cognitive comme le voulait la clinique médicale, mais comme les signes d’oubli (et parfois de rappel) d’une expérience de plaisir, de déplaisir et d’angoisse, annulée dans le sens qu’elle porte, mais qui reste adressée à un autre multiforme dont la cure, par les répétitions qu’elle rend possibles, dessine les caractéristiques. Réalité à double face qu’on pourrait comparer, justement, aux idéalités mathématiques ou romanesques qui ne constituent leur sens que par des écritures dont le rapport à l’intentionnalité varie selon le type de noèse mais aussi d’actes d’écriture dont il s’agit. L’idéalité constituée par l’écriture en mathématique n’a pas le même statut, ni le même rapport à la parole qui lit les signes, qu’une idéalité romanesque (qui se réactive par la lecture silencieuse adhérant aux actes de la conscience lectrice) ou que l’idéalité d’un symptôme, qui se constitue, lui, par une série de répétitions de ce qui est resté inassimilable, cet élément traumatique ne prenant sa configuration que par son adresse ou, comme dirait Derrida, son envoi. Dès lors, si l’abord du symptôme hystérique peut profiter, grâce à Derrida, des analyses husserliennes des Recherches Logiques et de L’Origine de la géométrie, l’importance de la lettre tient non seulement à sa fonction de permettre un oubli constituant d’une tradition mais plus encore à sa matérialité même, distincte de sa matérialité biologique. Il n’y a pas, donc, un seul corps de nature physiologique et biologique ; pour concevoir un corps érogène, il faut mettre en série des lieux du corps et une adresse à un autre d’abord mal défini. Il faut donc admettre plusieurs constructions de ce que l’expérience immédiate appelle « corps ». En tant que construction, cette acception de la matérialité du symptôme comme écriture ne s’accorde pas aisément avec la réduction phénoménologique et la description pure des phénomènes. L’appui que je prenais sur l’analyse phénoménologique des signes relevait d’une « épistémologie régionale » plutôt que de la déconstruction, et c’est bien ce qui impose que je précise aujourd’hui comment concevoir les rapports entre psychanalyse, déconstruction et dissémination.

  2. Différencier les champs, croire aux objets comme distincts des tropes qui leur donnent forme, quelle naïveté dira-t-on dès lors qu’on est au fait de la déconstruction ! L’ascèse de la déconstruction, mais aussi la pensée lacanienne du signifiant auraient dû depuis longtemps permettre de renoncer à ces illusions. Je voudrais montrer qu’il n’en est rien, que la répétition, dans la transposition de la vie sexuelle qu’est un transfert, déploie un champ d’expérience et de conceptualisation spécifiques, que ne réduisent ni l’importance de la rhétorique ni les jeux de l’écriture et de la parole dans la pensée.

  3. Plutôt que d’aborder de front les thèmes de l’écriture, de la parole et des tropes du discours que d’autres analyseront aujourd’hui même, je vais suivre d’abord « la stratégie de l’exemple » et du détour chez Derrida et chez Lacan qui défont l’un et l’autre les prétentions du concept. Est-ce tout à fait de la même manière ?

  4. Puis, je m’intéresserai moi-même à un exemple de lecture, par Derrida, d’un texte non plus de Lacan mais de Freud, celui de l’Au-delà du principe de plaisir, en essayant de repérer comment il parvient à faire de ce texte un parcours sans objet autre que le système des déplacements, essayés par Freud et régulièrement ratés, par lesquels l’au-delà du principe de plaisir se séparerait du principe de plaisir. La répétition dont semble traiter Freud comme objet de son discours serait en fait la mise en acte de ces essais successifs qui n’aboutissent pas à faire que l’au-delà du principe de plaisir se sépare du principe de plaisir lui-même. De même que Freud, dit Derrida, « nous faisait la scène de l’écriture » dans la Note sur le bloc-notes magique, mais sans tirer toutes les conséquences de ce qu’il avançait sur l’écrit et le rébus du rêve, de même en 1920, il nous « ferait la scène du fort/da » : il présente l’accès au langage comme l’au-delà du principe de plaisir alors que le texte lui-même instaurerait par sa rhétorique spéculative le pouvoir du fondateur. Le sur-place de la pensée que Derrida lit dans Freud forme l’indice textuel du fait que Freud se regarde lui-même et se produit comme fondateur à travers la supposée observation de son petit-fils accédant à l’au-delà du principe de plaisir. Que le texte ne constitue aucun objet va de pair avec sa fonction performative qui est aussi de politique psychanalytique. Lorsqu’il déconstruit l’Au-delà par cette lecture, Derrida ne néglige-t-il pas un passage décisif du texte qui fait de l’au-delà du principe de plaisir comme répétition un réel non encore conceptualisé ? C’est par là que j’en viens, en effet, à différencier dissémination et clinique de la répétition.

 

II : La stratégie de l’exemple chez Derrida et chez Lacan

  1. Je me suis souvent battue avec la cohérence de la pensée lacanienne, la trop grande cohérence de cette pensée : elle déconstruit ou plutôt elle défait, grâce aux exercices rhétoriques et aux glissements du discours, les prétentions du concept à surplomber ce dont il parle. Non pas malgré mais grâce à ce style déroutant, le discours n’est jamais un discours sur l’inconscient qui ne soit en même temps un discours de l’inconscient, mimant dans la pensée même, l’indéfinie plurivocité de l’inconscient. Voici ce que je nommais le trop de cohérence de la pensée lacanienne : de même que la théorie mime l’inconscient sans le dominer, de même les objets du désir ne se distinguent par rien de positif des signifiants qui les prennent en charge dans les métaphores constitutives du sujet et dans les métonymies constitutives du désir. Même si les dernières formulations de Lacan sur l’objet « a » ont nuancé cette négativation de l’objet, il reste que sa pensée tourne rond grâce à la négativation du sens, de la référence et de l’objet –aussi bien objet du désir qu’objet du savoir sur le désir. Or cette cohérence accorde au moment de l’exemple un rôle décisif. Rappelons-le sur l’exemple de la fonction « Père ». Dans « L’Instance de la lettre ou la raison depuis Freud », Lacan prend successivement plusieurs exemples pour asseoir son propos concernant la lettre : la métonymie n’est pas la contiguïté spatiale de la voile et du navire, elle prend son efficace du mot à mot, de la connexion signifiante. Il ajoute que d’ailleurs dans la réalité, un bateau a en général plusieurs voiles. Donc, le signifiant abolit la supposée pertinence de la référence ou d’une réalité indemne du signifiant. L’exemple, ici, reste distinct du discours qu’il permet de préciser. Il en va tout autrement de la métaphore : dans l’exemple emprunté à Victor Hugo, « sa gerbe n’était pas avare ni haineuse », il s’agit certes d’abord, comme pour la métonymie, de critiquer la prévalence du sens et de la référence. La générosité affirmée (d’un organe) se voit « réduite à moins que rien par la munificence de la gerbe4 ». La substitution des multiples épis de blé à la fécondité d’un organe sexuel crée du sens dans le non-sens surgi du motif végétal, c’est-à-dire décuple la fécondité, l’installe dans un registre inédit tout en faisant passer sous la barre du refoulement l’organe, qui n’est qu’un « moins que rien » en tant qu’il est réel. « Le pénis n’est pas le phallus ».

  2. Mais l’exemple, ici, a aussi pour fonction d’installer l’appartenance mutuelle de la métaphore à la paternité et de la paternité à la métaphore. Il s’agit de défaire (ou déconstruire) l’apparente extériorité de ces deux thèmes. Prendre comme exemple de métaphore la fécondité symbolique d’un père « fait passer » la thèse du père comme métaphore. L’exemple ne reste pas extérieur à la thèse qu’il paraît illustrer et développer, il tient lieu d’établissement de la thèse :

C’est donc entre le signifiant du nom propre d’un homme et celui qui l’abolit métaphoriquement que se produit l’étincelle poétique, ici d’autant plus efficace à réaliser la signification de la paternité qu’elle reproduit l’événement mythique où Freud a reconstruit le cheminement, dans l’inconscient de tout homme, du mystère paternel5.

  1. Cette appartenance de la fonction « père » et de la métaphore organise aussi bien la pensée lacanienne de la psychose que celle de l’identification. Nul n’est père que par métaphore, et réciproquement, seule la fonction paternelle donne accès pour un sujet de désir à l’usage des métaphores dans la parole.

  2. Curieusement, dans leur lecture serrée de « L’Instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Nancy et Lacoue-Labarthe ne soulignent pas le rôle de l’exemple qui fait involuer la pensée à l’intérieur d’elle-même. Ils insistent plutôt sur le manque d’articulation entre la lecture de Saussure à partir de Freud et la lecture de Freud à partir d’un certain « détournement » de Saussure. « Dans quelle logique articuler en fait que Freud est à lire selon Saussure lui-même lu selon Freud ? Est-ce réductible à quelque dialectique — à la dialectique elle-même ? Peut-on parler en termes de circularité herméneutique6 ? »

  3. Pourtant, l’exemple choisi pour la métaphore assume une étrange fonction : déconstruire, mais sans le dire, le rôle logique de la démonstration au profit d’une conception systématique et circulaire de la pensée. Il s’agit d’établir mais sans démonstration que la paternité est une métaphore et que si le sujet est une métaphore, c’est qu’il a intégré la fonction Nom-du-père. Lacoue-Labarthe et Nancy organisent leur lecture de Lacan autour de l’idée que ce dernier ne justifie jamais la manière dont il lit Freud à travers Saussure. En particulier, que le symptôme soit une métaphore et « que ce ne soit pas une métaphore que de le dire7 » reste une affirmation qui ne se justifie que par l’appel à Descartes qui permet de concevoir le rapport entre symptôme et sujet. L’important, dans la lecture de Lacoue-Labarthe et Nancy est ceci : il y chez Lacan une fuite en avant dans la philosophie dont le déficit de preuve concernant la pertinence de ses emprunts à Saussure est l’indice. Cette fuite en avant a elle-même une fonction stratégique et politique : faire parler la vérité. Ce qui m’intéresse aujourd’hui est un autre aspect : que l’exemple de métaphore soit d’abord celui de la paternité elle-même définie comme métaphore est en même temps pour Lacan la critique implicite d’une pensée hypothético-déductive. Mais il ne s’en explique pas et c’est en cela qu’il n’est pas un philosophe de la déconstruction ; il s’affirme anti-philosophe ou il prend, par une pirouette, ses distances par rapport aux philosophèmes qu’il convoque. Chez Derrida, par contre, la fonction déconstructrice de l’exemple est thématisée tout en étant pratiquée (Force de loi) et mise en scène (La Carte postale). Telle est sans doute la différence entre l’anti-philosophie et la déconstruction. Et c’est à partir de là que Derrida parfois, lit Freud ou Lacan en y débusquant des naïvetés métaphysiques.

  4. De cette « méthode » derridienne, qui est plus un paradoxe qu’une involution, je prendrai deux exemples, appartenant à des moments distincts de l’œuvre derridienne : Force de loi d’abord, un texte écrit en 1989-1990 lors de deux conférences données en anglais et aux Etats-Unis, puis La Carte Postale, écrit en français et publié en 1980. Je finirai sur cet exemple, car il porte sur la psychanalyse, et doublement : il se présente comme une réfutation de la thèse lacanienne selon laquelle une lettre parvient toujours à sa destination. En même temps, il propose une lecture du texte de Freud sur l’Au-delà du principe de plaisir qui affirme que ce texte de Freud n’a pas l’objet qu’il prétend avoir — définir le concept de pulsion de mort —, mais qu’il constitue un acte de Freud, se mettant en scène comme fondateur d’une pratique et d’une institution.

III : Détours,  exemples, concepts

  1.  Ce que Derrida nomme lui-même ses « détours » lorsqu’il prend des exemples qui semblent extérieurs au thème qu’il développe, ne reste pas extérieur à l’ambition démonstrative de la thèse, justement parce que le développement de l’exemple amène une critique de cette ambition démonstrative. L’objet d’une pensée et le discours qui le déploie ne restent pas extérieurs l’un à l’autre. Ce qui est à penser ne trouve sa formulation pertinente que lorsqu’une remarque qui semblait d’abord accessoire devient essentielle. Il s’agit de déconstruction en ce que ce « biais » dans le déploiement d’un thème est l’objectif même du texte : l’extérieur et l’intérieur, le thème d’un discours et le style par lequel il s’explicite ne font qu’un. Cela ressemble fort au style de Lacan et à sa négativation de l’objet (référence et sens abolis), à ceci près que parfois, Derrida prend pour thème ce qu’il effectue : la dissémination de l’illusoire unité conceptuelle dans les tropes a la même fonction théorique que les exemples. Mais parfois, à l’inverse, la mise en scène rhétorique des concepts laisse place à une re-saisie synthétique qui rapporte l’aveuglement de la pensée hypothético-déductive et conceptuelle à ses préjugés concernant la parole et l’écriture et à leurs effets.

  2. Force de loi répond à une demande faite à Derrida d’ouvrir un colloque sur : « Deconstruction and the possibility of justice ». Derrida défait l’extériorité apparente de ces deux notions en privilégiant deux détours qui se révèlent capables de montrer l’appartenance mutuelle de la déconstruction et de la justice. Il part de deux expressions intraduisibles : « To enforce the law », qui n’est justement pas l’équivalent du français « appliquer la loi » et « to address a discourse » qui, s’employant en anglais sans complément — en français, on « adresse quelque chose à quelqu’un » —, souligne la performativité de la demande qui est faite au conférencier d’ouvrir un colloque. La mention par Derrida du biais de l’intraduisible semble d’abord un détour mais il se transforme en un exemple privilégié qui saisit le point où justice et déconstruction se rejoignent : parler en langue étrangère lorsqu’on est accueilli par une communauté de travail est un devoir, écrit et dit Derrida ; cela n’est pas extérieur à l’exigence de penser la justice. Il faut être juste avec l’auditoire qui vous accueille, lors même que la situation vous affronte à l’intraduisible entre deux langues. Le défi adressé au conférencier met en œuvre la déconstruction de l’universalité supposée du concept de justice grâce à l’expérience actuelle de l’intraduisible entre les langues. Le conférencier répond à ce défi en faisant de son acte de pensée le levier pour concevoir l’impossible et le nécessaire dans les rapports du droit et de la justice. Dans cette réponse, l’impossible de la traduction qui caractérise la situation des discours permet d’aborder l’impossible d’une identité simple ou d’une opposition trop simple entre le droit et la justice. La question posée de la justice est donc transposée dans celle du langage qui paraissait d’abord n’être qu’un détour puis un exemple. Faire justice à la différence des langues dans une situation politique d’hospitalité et au défi de l’address nous conduit à la nécessité d’accentuer le moment de l’impossible dans les rapports de la justice et du droit. Ou encore : l’impossible équivalence des langues devient, en situation d’address, l’accès au point d’impossible de la justice elle-même, que l’extériorité supposée de la déconstruction et de la justice bloquait en quelque sorte. Ce qui amène Derrida à dire que la déconstruction, c’est l’(im)possibilité » même de la justice.

IV : Le legs de Freud déconstruit

  1. L’autre exemple que je suis chez Derrida radicalise le propos : dans Force de loi, la déconstruction est au service d’une avancée conceptuelle sur l’impossible justice dont la pensée est politiquement et conceptuellement nécessaire. Lorsqu’il lit Freud et Lacan, la déconstruction ne s’arrête pas et elle atteint la spécificité tout à la fois de la clinique et de la pensée psychanalytique. Elle conteste les limites respectives du philosophique et de l’analytique en mêlant les genres d’une correspondance amoureuse toujours liée à un envoi, et de la pensée conceptuelle qui se présente comme universelle c’est-à-dire comme libérée de toute adresse particulière : « De Socrate à Freud et au-delà », dit le sous-titre de La Carte postale.

La déconstruction comme dissémination

  1. Rappelons la construction fascinante et savante de La Carte postale : l’ouvrage est séparé en deux : d’abord une correspondance amoureuse dont l’enjeu est une lettre qui n’est pas arrivée à destination, puis une lecture de l’Au-delà du principe de plaisir qui s’intitule « Spéculer sur Freud ». On passe de l’un à l’autre et de l’autre à l’un de ces textes apparemment distincts par une méditation constante sur l’absence et la présence des amants séparés ; séparés géographiquement mais aussi par la confiance qu’ils se font ou ne se font plus du fait de cette lettre restée en souffrance. Une première exclamation de celui qui écrit « intercepte » en quelque sorte un passage de l’Au-delà. Ridicules, ces psychanalystes : « Ils veulent opposer fort et da !!! »8; Ils montrent seulement qu’ils sont arriérés, que leur conception de la présence et de l’absence dans un rapport filial ou amoureux reste tributaire « d’une technologie aussi arriérée du fort/da ou du discours direct »9: la poste. D’emblée, donc, l’un des thèmes de la correspondance amoureuse est ce texte de Freud, dont celui qui écrit parle dans l’université anglaise où il séjourne, écrit, téléphone, télégraphie à son interlocutrice. Faute de retrouver cette lettre restée en souffrance quelque part ou détruite ou pas envoyée, celui qui écrit adresse une carte postale qui est une trouvaille : à la bibliothèque d’Oxford, « je suis tombé en arrêt, avec le sentiment de l’hallucination (il est fou ou quoi ? il s’est trompé de noms !) et d’une révélation apocalyptique : Socrate écrivant, écrivant devant Platon, je l’avais toujours su, c’était resté comme le négatif d’une photographie à développer en pleine lumière. Platon est derrière Socrate, plus petit que lui et de son doigt tendu montre la voie ou donne un ordre10. »

  2. Dans ces échanges entre amants s’entrelacent encore bien d’autres enjeux : il s’agit d’un livre de philosophie partant de la découverte par hasard d’une image qui ravit l’auteur de la Grammatologie transformé en protagoniste de la correspondance. Socrate le scribe de Platon ! Voilà de quoi affoler la philosophie et ravir le penseur des illusions du phall-logo-centrisme: qu’est-ce que la présence ? Qu’est-ce que l’absence  s’ils ne sont pas des opposés ? Tel est le trait d’union entre cette catastrophe philosophique de l’image qui tourne en dérision la préséance supposée de Socrate parlant sur Platon écrivant, et la naïveté de Freud qui se sert de son petit-fils pour opposer grossièrement la présence à l’absence. N’importe quel couple d’amants démentirait ce dernier et refuserait l’image « catastrophique » pour la philosophie qui réunit « S » et « p » : « Plato instituteur en érection derrière l’élève Socrates, … et en disant catastrophique, je pense, bien sûr au renversement et à l’inversion des rapports, mais aussi, tout à coup, à l’apotrope et à l’apostrophique : p. un père plus petit que son fils ou que son disciple, ça arrive… fort da (Plato montre la voie) il l’apostrophe fort/da : sp11. » Voilà entremêlés le sadisme/masochisme comme régime des invertis, la philosophie qui s’enferme dans le privilège indu qu’elle accorde à l’alphabétisme, le rapport de Freud à son petit–fils qu’il prétend observer pour en tirer une théorie du langage comme destin des pulsions de mort alors qu’il se sert de lui comme Plato de Socrates. Il y aurait une continuité entre Socrate et Freud, Freud ne sortirait pas de l’époque de la métaphysique. Et c’est aussi bien le sous-titre du livre qui l’annonce : de Socrate à Freud et au-delà, sous-titre lui aussi polysémique, ouvrant à la fois à la lecture du texte freudien éponyme et à l’au-delà prétendu de la métaphysique représenté dans la correspondance par Heidegger, tard venu dans les épitres. J’ai dit aussi qu’il s’agissait d’une critique de Lacan : une lettre n’arrive pas toujours à destination, loin s’en faut puisqu’une lettre reste en souffrance dans les échanges. Cette perte d’une lettre est décisive dans l’histoire d’amour, elle va conduire à la rupture. La correspondante ne croit pas à la parole de l’autre qui prétend avoir posté la lettre, les multiples échanges de parole au téléphone n’y feront rien, elle ne fera pas de réclamation, d’ailleurs aucune « poste centrale » ne garantit l’intégralité de l’acheminement Pas de synthèse transcendantale qui unifie les plans du palimpseste. La dissémination renvoie les uns aux autres les pans de la mise en scène qui devient une mise en abîme bien que le narrateur affirme qu’il n’abuse pas de la mise en abîme. « Une tragédie, mon amour, de la destination12. » La pensée de Freud dans l’Au-delà du principe de plaisir ne détermine rien, la « détermination », d’ailleurs n’est rien d’autre qu’une position subjective de la femme à qui les lettres sont envoyées :

Le 4 septembre 1977 ;

Harcèle-les, au bureau de poste. Est-ce que la réclamation passe par eux ?

Non, je ne la réécrirai jamais, cette lettre.

Tu m’as encore parlé de ta « détermination », qu’est-ce que ça veut dire ? La « détermination », c’est la limite – et d’abord du plaisir (du Philèbe à Au-delà…), ce qui lie l’énergie ; elle identifie, elle décide, elle définit, elle marque les contours, et puis c’est la destination (Bestimmung, si on veut s’appeler comme ça), et la loi et la guêpe (Sp) quand elle n’est pas folle, qu’elle veut savoir de qui, de quoi : et moi donc, qu’est-ce que je deviens dans cette affaire, faudrait encore que ça me fasse un peu retour, que la lettre revienne à sa destination, etc.

D’abord timbrer, ou affranchir, puis oblitérer et composter13.

  1. La liaison des quantités d’énergies dans le trauma et que le cauchemar tente d’assurer même si cela est pénible et non pas plaisant, ce serait donc la même pensée que la distinction des plaisirs purs et des plaisirs mélangés dans le Philèbe ? Freud n’inventerait rien, il ne serait pas le penseur qui, au lieu seulement de conjurer par une éthique des plaisirs purs l’excès habitant le plaisir comme font toujours les philosophes, invente le concept de cet excès en analysant son incidence dans la répétition. Avec Freud en effet, le plaisir n’est plus irrationnel, il ne rime plus avec « l’apeiron » grec, cette illimitation qui fait un avec l’indéterminable, le plaisir paradoxal dans la compulsion de répétition est déterminé dans son excès même par la manière dont il se répète.

  2. Mais telle n’est pas la perspective de Derrida qui met en scène le vœu émis par la correspondante « d’être par toi déchirée » puisque la lettre n’est pas arrivée ?14 ainsi que les clichés de l’image, et l’écriture du testament par Socrates obéissant au doigt tendu de Plato. Repliant Ernst sur Socrate, Derrida transforme la scène du fort/da : le petit-fils de Freud écrirait sous la dictée de son grand-père ce que Freud chef d’école veut faire passer à ses légataires : transformer un savoir sur un au-delà introuvable du principe de plaisir en une institution aussi universelle que celle de la philosophie par Platon, tributaire d’un Socrate dont l’image ne dit pas, d’ailleurs, s’il écrit vraiment ou s’il gratte seulement la feuille avec un stylet. La dissémination, c’est que le concept équivaut à la superposition des plans qui ne s’unifient nulle part.

  3. Cependant, pour que cette lecture tienne, il faut dissoudre l’hétérogénéité des scènes et en particulier celle de la clinique freudienne : Freud spécule, il le dit lui-même, en particulier à la fin de son texte lorsqu’il évalue sa spéculation sur les pulsions comme tendance à résoudre les tensions dérangeantes des pulsions de vie15 comme une idée qu’il déploie sans nécessairement y croire pour voir jusqu’où on peut la déployer. Derrida en conclut que spéculer, c’est ne parler de rien qui tienne par soi-même. Le texte de Freud n’aurait pas d’autre contenu que l’acte par lequel l’horizon invoqué de la pulsion de mort retourne au principe de plaisir ; le legs de Freud (expression de Lacan dont Derrida fait un Witz), c’est que ses jambes ne le font pas avancer d’un pas. La seule répétition à l’œuvre dans le texte c’est ce retour monotone au principe de plaisir que son au-delà devait dépasser et redéfinir. À travers Freud et la correspondance des amants, Platon s’envoie une carte postale dans la clôture d’une mé­taphysique de la présence qui recommence sans fin une répétition qui ressasse. Il n’y a donc pas de clinique psychanalytique de la répétition, distincte des essais infructueux par lesquels Freud n’aménage que son propre narcissisme de grand père et de légataire.

Faut-il isoler le « fort/da » ?

  1. Dans cette splendide spéculation sur Freud, pourtant, subsistent quelques ombres : pourquoi privilégier le « fort/da » en l’isolant ? Freud prend de multiples exemples de répétition dans l’Au-delà du principe de plaisir : les cauchemars des névroses de guerre, les jeux des enfants, le plaisir des adultes à aller au théâtre, les névroses de destinée, le transfert lui-même qui, d’instrument d’un changement pulsionnel, devient régulièrement l’entrave à une transformation. D’autre part, la « spéculation » de Freud qui examine avec soin les recherches de son temps porte sur un point précis : en biologie, les forces qui entraînent la mort d’organismes primitifs par destruction spontanée des cellules se sont trouvées contrariées au cours de l’évolution par des unions hasardeuses avec d’autres cellules d’organismes élémentaires qui rajeunissent les cellules des premiers et retardent leur mort. Ce « rajeunissement » des organismes élémentaires par le dérangement de leur course vers la mort s’oppose d’abord à une perspective strictement déterministe, celle de Fliess, au moment même, pourtant, où Freud parle du « caractère conservateur » des pulsions sexuelles.

  2. Mais surtout, l’intrication des processus de destruction et de construction sous la condition des dérangements constructifs est un processus que le chercheur est amené à concevoir de la même manière dans la sexualité humaine et dans l’évolution des vivants. Autrement dit en biologie, on ne raisonne jamais directement, sur un progrès des êtres vivants et c’est cela qui intéresse Freud. L’apparition de nouvelles formes de vie est le résultat de l’inhibition, apparue au hasard, des forces d’autodestruction agissant au préalable de l’intérieur de la matière vivante16. Transposée dans le domaine des pulsions sexuelles et des pulsions de mort, cette hypothèse est bien intéressante en effet : d’abord, il n’y a pas, dans la vie sexuelle, de pulsion de perfectibilité, Freud l’affirme avec force en s’opposant aux psychologues de son temps. Ensuite, il s’agit de distinguer les répétitions qui ne servent à rien — ou plutôt qui fabriquent inlassablement de la mort, de ces répétitions dans lesquelles la tendance à la destruction est déviée de son but par des rencontres. Comment les cellules peuvent-elles se rajeunir ? Telle est la question. Et il est explicite que cette question est, en psychanalyse, distincte de celle de la reproduction d’autres vivants ou de la procréation. La spéculation biologique de Freud dans l’Au-delà du principe de plaisir sert à mettre au point un concept original de la répétition qui rende compte des cas où la répétition parvient à ne pas reproduire l’identique, c'est-à-dire la destruction.

  3.  Le fort/da est un exemple parmi d’autres de phénomènes de répétition ou plutôt c’est un exemple qui ne permet pas encore de comprendre, conceptuellement, comment sont entremêlées contrainte de répétition et pulsions sexuelles. Dans le fil du texte freudien et par deux fois17, cet exemple voisine avec celui du plaisir des adultes au théâtre car seul ce dernier permet de préciser ce qui reste indécidable dans le jeu des enfants : le plaisir de la répétition tient-il au fait que l’enfant maîtriserait par le jeu ce qu’il a subi dans la douleur lors du départ de sa mère? Ou bien la jouissance de la répétition est-elle plus intimement liée à l’épreuve de cette souffrance ? Ou encore la bobine ne procure-t-elle du plaisir à l’enfant que parce qu’il peut, grâce à la médiation de cet objet qui n’est plus tout à fait lui-même, infliger aussi à un camarade de jeu la souffrance du départ de sa mère ou de la visite chez le médecin qui a opéré sa gorge… ? A propos du jeu, c’est indécidable, dit Freud18, et c’est pourquoi il en vient au plaisir du théâtre tragique : ici, pour la première fois dans le texte, on saisit par comparaison et par différence un exemple où la jouissance est prise à ce qui d’ordinaire fait souffrir. « Gardons-nous encore d’oublier que chez les adultes l’activité artistique de jeu et d’imitation, qui, à la différence du comportement de l’enfant, vise la personne du spectateur, n’épargne pas à celui-ci, par exemple dans la tragédie, les impressions les plus douloureuses et peut pourtant être ressentie par lui comme une jouissance supérieure19 ». Freud était un lecteur assidu de la Poétique d’Aristote comme en témoigne les multiples emprunts qu’il fait dès les lettres à Fliess de 189720 aux termes.

  4. Et lorsque l’hypothèse d’une évolution des êtres vivants par déviation d’abord contingente des processus de destruction a été formulée, Freud revient à la différence entre le jeu des enfants et le plaisir théâtral pour saisir en quoi la contrainte de répétition diffère dans ces rites culturels et dans la cure analytique : tous les exemples freudiens servent en effet à concevoir la double face de la répétition dans le transfert et la différence entre le rêve et le cauchemar pendant les cures.

Un trait d’esprit entendu pour la seconde fois restera presque sans effet, une représentation théâtrale n’atteindra plus jamais la seconde fois l’impression qu’elle avait laissée la première fois…Toujours, la nouveauté sera la condition de la jouissance. Mais l’enfant, lui, ne sera jamais fatigué de réclamer de l’adulte la répétition d’un jeu qui lui a été montré ou qui a été entrepris avec lui, jusqu’à ce que, épuisé, cet adulte refuse21.

  1. Cette première différence dans les formes culturelles de la répétition, c’est-à-dire dans les entremêlements de la contrainte de répétition et de la jouissance permet de préciser l’enjeu du transfert :

Chez l’analysé, en revanche, il apparaît clairement que la contrainte à répéter dans le transfert les événements de la période infantile de sa vie, passe outre, de toutes les façons, au principe de plaisir. Le malade a là comme une conduite complètement infantile et nous montre ainsi que les traces mnésiques refoulées de ses expériences vécues des temps originaires ne sont pas présentes en lui à l’état lié, et en fait, dans une certaine mesure ne sont pas aptes au processus secondaire. C’est aussi par cette non-liaison qu’elles doivent leur capacité de former, par rattachement aux restes du jour, une fantaisie de souhait qui devra être présentée dans le rêve. Cette même contrainte de répétition s’oppose bien souvent à nous comme obstacle thérapeutique quand, à la fin de la cure, nous voulons imposer le complet détachement d’avec le médecin…22

  1. Ce travail conceptuel de différenciation qui permet de donner un contenu clinique à la notion de pulsion de mort relève, me semble-t-il, du travail ordinaire de l’intelligence scientifique. Il est vrai que Freud est soumis à un double mouvement : d’une part, il ne renonce pas à inscrire les pulsions dans l’évolution de la vie ; mais d’autre part il dit se méfier de ce qui serait ici plus qu’une analogie. Il s’agit là chez Freud, d’un constant balancement entre un empirisme de méthode et une tendance à une spéculation sur les origines dont il se défend23. N’est-il pas plus intéressant, au lieu de se laisser aller à imaginer le point où biologie et psychanalyse se rejoindraient, d’affirmer qu’on conçoit de la même manière l’intrication de la mort et de la vie en biologie et l’intrication de la destruction et de la réinvention dans les destins de pulsions ? On n’a pas besoin de chercher dans l’être ou dans une origine introuvable ce moment commun qui appartient à la pensée. Conceptuellement en effet, le moment de spéculation biologique dans l’Au-delà… réussit moins à inscrire les pulsions dans les processus évolutifs qu’à préciser le concept de pulsion de mort, qui unifie, pour la pensée, les formes multiples de contrainte de répétition qui entretiennent avec la jouissance un rapport chaque fois spécifique. Je lis l’Au-delà du principe de plaisir comme je lis les Dialogues entre Galilée et Sagredo échangeant à n’en plus finir sur « l’augmentation du degré de vitesse » d’un mobile lorsqu’on lance une pierre du haut d’un mât d’un navire. Ce phénomène n’a apparemment rien à voir avec les expérimentations auxquels les ingénieurs de la Renaissance se livraient inlassablement, même en l’absence de techniques satisfaisantes24 : quelle force et quelle direction faut-il donner à un boulet de canon pour qu’il atteigne une cible dont on connaît la situation ? Pourquoi les fontainiers de Florence ne peuvent-ils faire monter l’eau dans les puits au-dessus d’une certaines hauteurs ? Pourquoi les horlogers doivent-ils mettre un frein au balancier de leurs horloges s’ils veulent que le temps des horloges ne soit pas indéfiniment accéléré ? Le terme même d’accélération n’existe pas encore, justement, dans ces dialogues, mais celui de « degré de vitesse » qu’acquiert uniformément un mobile à chaque instant de son mouvement de chute est bien le concept qui se définit en permettant de réunir ces phénomènes hétérogènes. L’affirmation par Freud d’une pulsion de mort dans l’Au-delà… n’a-t-elle pas le même statut que l’énoncé du principe d’inertie par Descartes ? Mais là où Galilée expérimentateur et Descartes philosophe se sont répartis le travail, en quelque sorte, l’un énonçant la loi de la chute des corps, l’autre dégageant le « principe d’inertie » que cette loi suppose, Freud fait le travail à lui tout seul : il met au point le principe en dégageant les modes de raisonnement des évolutionnistes sur la mort et la vie (pulsion de mort « comme » principe d’inertie), et il prend pour objet les formes empiriques de répétition en les concevant comme les rapports variables du principe de plaisir et des pulsions de mort dans la clinique. C’est donc bien l’hétérogénéité des phénomènes que le nouveau concept de répétition permet de réunir qu’il faut respecter. Et par là sans doute, il convient de ne pas isoler le jeu des enfants des autres phénomènes cliniques qui permettent de concevoir de façon inédite l’ambiguïté de la répétition, qui est celle même des destins de pulsions : contraintes à inventer. Le jeu des enfants, mais aussi le plaisir des adultes au théâtre a le même statut que le pratiques des fontainiers ou des horlogers à la Renaissance : ce sont des faits de l’expérience commune mais qui changent de sens parce qu’ils entrent dans des rapports nouveaux qui les fait communiquer avec des faits construits.

Lacan et Derrida lisant Freud

  1. La lecture de l’Au-delà du principe de plaisir que je propose relève d’une stratégie discursive qui est aussi un pari sur la fécondité des « sciences régionales », comme j’ai tenté de le montrer au début de mon texte. Il est certain que la psychanalyse n’est pas une science au sens galiléen du terme, même si elle partage avec les sciences depuis Galilée l’idée d’une inventivité conceptuelle qui suppose des ruptures épistémiques ou des changements de paradigme selon qu’on se réfère plutôt au vocabulaire de Foucault ou à celui de Kuhn. Mais je voulais montrer que le texte de Freud ne se réduit pas à un sur-place théorique qui reviendrait toujours, à partir d’une pulsion de mort introuvable, au principe de plaisir. Si on peut faire une critique à ce texte freudien, c’est que la question de départ (qu’est-ce que le plaisir, qu’est-ce que le déplaisir et comment sont-ils liés dans l’appareil de l’âme ?) se perd par moment lorsque Freud cherche l’origine supposée des pulsions sexuelles dans l’évolution des vivants. Il n’y revient que grâce aux exemples et dans ses développements sur le sadisme et le masochisme comme capture des pulsions de mort par les pulsions sexuelles, sexualisation de la destruction. Il faudrait à présent se demander si et comment la traduction de l’Au-delà du principe de plaisir freudien par le concept lacanien de jouissance échappe aux critiques formulées par Derrida à Freud et, du côté de Derrida, il faudrait se demander si sa réévaluation des pulsions de mort et des résistances en un sens plus radical que celui que la psychanalyse échoue selon lui à concevoir, retrouve ou perd la question inaugurale du plaisir et du déplaisir comme expériences sexuelles.

Bibliographie

  • David-Ménard, Monique. L'Hystérique entre Freud et Lacan : corps et langage. Paris : Éditions universitaires, 1983. [Hysteria from Freud to Lacan: Body and Language in Psychoanalysis. Cornell University Press, 1989.]

  • Derrida, Jacques. Force de loi. Paris : Galilée, 2005.

  • Derrida, Jacques. La Carte postale, de Socrate à Freud et au-delà. Paris : Flammarion, 1980.

  • Fliess, Wilhelm. « Masculin et féminin ». Bisexualité et différence des sexes. Nouvelle Revue de psychanalyse 7 (1973).

  • Freud, Sigmund. Lettres à Wilhelm Fliess : 1887-1914. Paris : PUF, 2006. [Briefe an Wilhelm Fliess: 1887-1904. Frankfurt: Fischer Verlag, 1999.]

  • Freud, Sigmund. Œuvres complètes : XV. Paris : PUF, 2002. [Ge­sammelte Werke XIII. Frankfurt: Fischer Verlag, 2001].

  • Gille, Bertrand. Les Ingénieurs de la Renaissance. Paris : Hermann,  1964.

  • Koyré, Alexandre. Études d’histoire de la pensée scientifique. Paris : PUF, 1966.

  • Koyré, Alexandre. Études galiléennes. Paris : Hermann, 1966.

  • Lacan, Jacques. Écrits. Paris : Seuil, 1966.

  • Nancy, Jean-Luc et Philippe Lacoue-Labarthe. Le Titre de la lettre. Paris :  Galilée, 1973.

1 Une première traduction, par Denise Souche-Dagues de Erfahrung und Urteil a commencé à circuler dans le séminaire de troisième cycle tenu par Paul Ricoeur à la Sorbonne en 1967-1968. La Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie ne fut publiée que beaucoup plus tard. Comme le signale Jacques Derrida dans son avertissement, L’Origine de la géométrie est classée comme texte annexe n° III dans la Krisis.

2 M. David-Ménard, L’Hystérique entre Freud et Lacan : corps et langage en psychanalyse, chap. 1. Et, pour la référence à L’Origine de la géométrie, 25-28. Traduction américaine par C. Porter, Hysteria from Freud to Lacan: Body and Language in Psychoanalysis, 19-22.

3  Il y a tout un travail de la patiente dont parle Freud sur ces signes écrits dans son corps (Merkmale) au sens où il y a un travail du rêve. Ce travail se nomme, en allemand, Aufmerksamkeit. La traduction française par « attention » perd justement ce rapport à l’écriture et revient à une psychologie de la conscience, présente à soi.

4 J. Lacan, Écrits, 507.

5 Ibid., 508.

6  J.-L. Nancy et P. Lacoue-Labarthe, Le Titre de la lettre, 87.

7  J. Lacan, « L’Instance de la lettre », Écrits, 528.

8 Ibid., 48.

9 Ibid., 50.

10 Ibid, 13-14.

11 Ibid., 27.

12 Ibid.

13 Ibid., 65.

14  Ibid., 28.

15  Il serait intéressant de relire la fin de l’Au-delà comme une nouvelle manière d’en finir avec la référence à Fliess. La spéculation de Freud n’est pas celle de Fliess : ce dernier, non seulement raisonnait de façon générale sur les grandes lois de la vie et de la mort, mais tenait à montrer que partout dans la vie végétale, animale, humaine, la différence des sexes est à l’œuvre, même lorsque les scientifiques, insistant trop sur la parthénogénèse ou l’androgenèse ne sont pas parvenus encore à mettre ce qu’il appelle « l’opposition des sexes » en évidence. Fliess ne tenait si fermement aux écoulements périodiques dans la supposée « névrose nasale réflexe » chez les hommes que parce que ces périodes différemment modulées chez les femmes (le sang tous les 28 jours dans l’utérus et le vagin) et chez les hommes (la glaire tous les 23 jours dans le nez) étaient censées reproduire dans l’individu la programmation génétique de la grande période inscrite dans l’espèce, celle qui fait passer la vie à la mort. La périodicité des écoulements est le temps propre à la sexuation chez Fliess, la division des vivants en deux sexes assure que l’individuation dans son caractère provisoire répète ce qui est déterminé à l’échelle de la vie en général et de la mort en général. (W. Fliess, « Masculin et féminin », Bisexualité et différence des sexes, 251-273.) Or Freud revisite ces thèmes à sa façon, en les corrigeant : d’une part, sa référence à Schopenhauer est plus que critique : il craint, dit-il, de se retrouver sans l’avoir cherché sur la pente illustrée par le nom de Schopenhauer, c’est-à-dire que, contrairement à ce dernier, Freud distingue sexuation et reproduction. D’autre part, en se référant brièvement au discours d’Aristophane, dans le Banquet il admet avec Platon le mythe d’un troisième sexe, ce devant quoi reculait Fliess. Et si Freud s’intéresse à la temporalité, c’est pour préciser en quoi le plaisir et le déplaisir sont des phénomènes temporels, de franchissement de seuils dans les tensions qui animent la vie d’âme, et non pas des phénomènes énergétiques considérés seulement quantitatifs. Enfin, tout en inscrivant la sexualité pulsionnelle dans les phénomènes d’intrication de la mort et de la vie en biologie, il parle d’analogie et ne prétend pas avoir trouvé la véritable modalité d’inscription de la psychanalyse dans la biologie.

16 S. Freud, Œuvres complètes XV, 310 ; Gesammelte Werke XIII, 41 ; et OC 323, GW 54.

17 S. Freud, Œuvres complètes XV, .287 ; Gesammelte Werke XIII, 307-308.

18 S. Freud,  OC, 287 ; GW,15.

19 Ibid.

20 S. Freud, Lettres à Fliess, lettre n° 126, 2 mai 1897, 303. ( Briefe an Wilhelm Fliess, 253).  Le vocabulaire de Freud concernant la formation des fantasmes et des symptômes est emprunté aux traductions allemandes de la Poétique d’Aristote : les scènes sont des « constructions psychiques » montées comme les décors de théâtre, (psychische Vorbau). Et l’important dans les fantasmes ce sont les choses entendues comme au théâtre tragique selon Aristote. C’est même cela qui fait préférer au philosophe Oedipe roi, comme tragédie accomplie, car les choses entendues y sont sont plus importantes que le spectacle. Je dois à Marcus Coelen, philologue et psychanalyste, de m’avoir signalé cette antériorité des références de Freud à Aristote. La référence qui se trouve dans Jenseits… est donc un rappel.

21 S. Freud, OC, 307 ; GW, 37.

22 Ibid.

23 Par exemple : « La spéculation veut que cet Eros soit à l’œuvre dès les débuts de la vie et qu’il entre comme « pulsion de vie » en opposition avec la « pulsions de mort » qui est apparue du fait que l’inorganique a pris vie. » (OC, 335, note 1 ; GW 66).

24 B. Gille, Les Ingénieurs de la Renaissance ; A. Koyré, Études Galiléennes et Études d’histoire de la pensée scientifique.



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