Lacan Derrida le malentendu

Isabelle Alfandary

Université Paris-3 Sorbonne Nouvelle

  1. Entre Lacan et Derrida, c’est du moins mon hypothèse de travail, c’est l’hypothèse que je forme pour rendre compte de ce qu’aucune biographie n’a à ce jour documenté, de ce que nulle biographie ne peut par définition appréhender, il y a le non-lieu de leur rencontre, la scène impossible de leur être en commun, le réel de la non-rencontre, le ratage presque immédiat du lien, l’étincelle explosive de leur mise en rapport. L’hypothèse que je forme c’est que Derrida et Lacan, Lacan et Derrida on ne sait pas bien dans quel ordre faire figurer ces noms, se sont manqués et sans doute l’ordre du nom, la dimension du nom propre n’est pas indifférent, n’ont pas cessé de se manquer, continuent à ce jour de se manquer dans l’intertexte, l’entre-deux-textes, qui n’est cependant pas l’ensemble vide. Derrida a lui-même glosé longuement dans sa conférence « Pour l’amour de Lacan » prononcée en mai 1992 lors du colloque consacré à « Lacan et les philosophes » sur la préposition qui signe la relation, la co-présence en français : avec. C’est de Derrida sans Lacan, de Lacan sans Derrida, que je voudrais m’entretenir, continuer de m’entretenir avec vous.

  2. Pourquoi ce ratage ? Ce ratage, cette discorde, cette impossibilité, incompossibilité de la co-présence, de l’être-avec, ce passage à l’acte de Lacan sur la personne de Derrida que rapporte Elisabeth Roudinesco1, sur la famille de Derrida, sur Jacques Derrida en père de famille, peut se lire comme la forme du lien, la seule forme de lien possible, une forme dont nous voudrions tenter d’interroger modestement la nécessité structurale. Pour tenter d’esquisser entre eux la raison, les raisons de l’impossible et l’asymétrie comme condition du rapport. Non que les conditions de la rencontre, de la catastrophe, du désastre n’aient pas tenu à des déterminations contingentes. Il semble toutefois qu’entre Derrida et Lacan, Lacan et Derrida, la lettre du non-rapport comme forme du rapport n’ait pas manqué d’arriver à destination.

  3. Manquer, je voudrais rebondir sur ce verbe, justement. Derrida et Lacan, Lacan et Derrida n’ont pas manqué, n’auront pas manqué (au futur antérieur d’un temps toujours déjà scellé et qui n’en finit pas de ne pas s’écrire) de se manquer selon le double régime que connaît et qu’autorise la langue française qu’ils avaient en partage chacun jalousement : ils n’ont pas manqué, n’auront pas manqué de se manquer l’un l’autre, de se manquer l’un à l’autre. La lecture des œuvres de chacun, leur mise en regard donne à penser qu’entre eux deux, qu’entre « ces deux-là », comme on dit quand on parle d’un couple passionné et tumultueux, peut-être plus qu’entre n’importe quels autres, n’importe quel autre pour chacun pris séparément, chacun dans sa relation à l’autre, il y a une relation presque introuvable, à peine scriptible, dont l’historiographie tient en quelques lignes, en deux temps d’une temporalité réglée comme une partition fatale : « Je n’ai rencontré Lacan que deux fois et l’ai croisé dans un cocktail une troisième fois, longtemps après. Je ne sais si cela veut dire que nous avons été ensemble, l’un avec l’autre, mais en tous cas ces deux rencontres n’eurent pas lieu chez (apud) l’un ou l’autre mais chez un tiers, et d’abord, pour la première fois, à l’étranger en 1966, aux Etats-Unis où nous étions pour la première fois exportésJ. 2 ».

  4. Cette relation frappée du sceau de l’impossible, au coin du réel, n’empêche pas des effets d’adresse, innombrables (dont La Carte postale n’est que l’une des occurrences, sans doute la plus remarquable, la plus commentée) ni même, ainsi que l’écrit Derrida, les « déclarations d’amour » qu’il ne faudrait pas prendre à la légère, ni comme de simples antiphrases (« Et si je disais maintenant : voyez-vous je crois que nous nous sommes beaucoup aimés, Lacan et moi3 »). D’une part, le silence assourdissant de Lacan qui dit « avoir l’auteur de la grammatologie à l’œil » n’a pas empêché certaines ré-écritures, comme l’a suggéré Derrida lui-même, ou du moins certains infléchissements, gauchissements autour de la question de la lettre et de la prégnance de l’écriture, son irréductible différence d’avec le signifiant. L’on pourrait pour s’en convaincre relire, d’une part, certaines des phrases du séminaire XX tirées du chapitre « La Fonction de l’écrit4 » ; d’autre part, la critique de l’œuvre lacanienne par Derrida n’est pas incompatible avec la mobilisation récurrente et insistante de l’intertexte lacanien, du nom de Lacan.

  5. Le nom de Lacan, « Lacan », est pour Derrida un nom propre. Le nom propre d’un signifié à géométrie variable, d’une hantise mouvante. À chaque occurrence, et elles sont innombrables, il faut nous demander, nous redemander de quoi le nom de Lacan peut être le nom. Le nom se trouve et se retrouve dans des contextes inédits pour devenir spectral, ponctuant de plus en plus fréquemment l’œuvre derridienne à mesure qu’elle se déploie dans le temps, après la mort de Lacan. Je n’en citerai qu’un exemple, inattendu, pour ne pas dire improbable, tiré de L’Animal que donc je suis5 où Derrida convoque Lacan en traquant dans les Écrits les traces de l’animal, de « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » (1960) à « La Direction de la cure », en passant par « Position de l’inconscient ». Lacan, qui n’est pas d’abord connu pour sa pensée de l’animal, est sollicité en tant que faisant fonction de représentant moderne de la tradition métaphysique qui postulerait l’animal dans son altérité constitutive, sa différence dans une orthographe conventionnelle et invariable. Pur faire-valoir, l’animal lacanien vaudrait comme métaphore du non-humain, « l’homme est un animal mais il parle, et il est moins bête de proie qu’une bête en proie à la parole6 ». Le nom de Lacan fait office de métaphore au sens précis où l’entend Lacan : au-delà de la critique, il est le nom d’une substitution, il est un nom qui peut en cacher un autre, sinon une pluralité d’autres, un nom qui tient lieu d’une position, d’une thèse. Lacan est nommé pour consister, faire consister, faire tenir ensemble une tradition. Les catégories lacaniennes sont dans ce contexte relues par Derrida, qui est coutumier de ce mode de revisitation analytique et reconfigurante, à l’aune d’un concept, ici l’animal, notamment dans ce qu’il appelle « la distinction oppositionnelle entre l’imaginaire et le symbolique7 ». L’auteur de L’Animal que donc je suis profite de l’animal pour reparcourir, recatégoriser, domestiquer l’œuvre et l’animal lacaniens. Le chapitre que Jacques Derrida lui dédie explicitement (« À Jacques Lacan8 »), et dont le titre « Et si l’animal répondait ? » peut s’entendre comme un clin d’œil à l’analyste disparu, continue d’interroger au plus près la question de la trace que Derrida oppose au signifiant et qu’il dit avoir soutenue contre lui, l’animal se caractérisant pour Derrida chez Lacan par « l’incapacité à feindre de feindre, et à effacer ses traces9 » :

Outre que j’avais essayé de montrer ailleurs (et c’est pourquoi il y a si longtemps, j’avais substitué le concept de trace à celui de signifiant), la structure de la trace suppose que tracer revienne à effacer une trace (toujours présente-absente) autant qu’à l’imprimer, toutes sortes de pratiques animales, parfois rituelles, associent, par exemple dans la sépulture et le deuil, l’expérience de la trace à celle de l’effacement de la trace10.

  1. Entre Derrida et Lacan, c’est de fait autour de la trace, de la paternité de la trace, de la trace de la paternité que se nouent et dénouent les liens. Outre le fait que Lacan tient lieu de tenant lieu, de métaphore au sens lacanien, d’une tradition qu’il incarne, il se trouve convoqué à la barre pour être mieux relégué dans le rang de la métaphysique ordinaire, au terme d’un procès qui pour n’être pas injuste n’en est pas moins implacable. Pourquoi avoir élu Lacan à cette place ? La question mérite examen et les arguments aussi bien que la manière de Derrida valent d’être brièvement rappelés.

Contre Lacan

  1.  Dans « Pour l’amour de Lacan », le philosophe expose méthodiquement comme il l’avait déjà fait dans la note 33 de Positions sur ce qui oppose diamétralement, axialement, la psychanalyse lacanienne à la déconstruction. C’est à la figure du chiasme, empruntée à René Major, qu’il recourt :

Il arriva ceci, et cela m’arriva, qu’au moment où certains philosophèmes majeurs ou dominants, organisés dans ce que je proposai de nommer à ce moment-là phonocentrisme et/ou phallogocentrisme, appelaient un questionnement disons pour faire vite « déconstructeur » (questionnement qui bien évidemment, par définition, était à la fois philosophique et excentrique, ex-centrant par rapport au philosophique comme tel, donnant à penser le philosophique depuis un lieu qui ne pouvait plus être simplement philosophique ni contre-philosophique, dans ou hors la philosophie), à ce même moment, exactement au même moment, on pouvait assister à une reliure théorique du discours lacanien qui faisait l’usage le plus fort, et puissamment spectaculaire, de tous les motifs à mes yeux déconstructibles, en cours de déconstruction : ce qui était encore selon moi plus grave, c’est qu’il s’agissait non seulement du plus déconstructible de la philosophie (le phonocentrisme, le logocentrisme, le phallocentrisme, la parole pleine comme vérité, le transcendantalisme du signifiant, le retour circulaire de la réappropriation vers le plus propre du lieu propre, aux bords circonscrits du manque, etc., dans un maniement de la référence philosophique dont la forme au moins était dans le meilleur des cas elliptique et aphoristique, dans le pire dogmatique, j’y reviens dans un instant), non seulement donc du plus déconstructible mais même de ce qui traversant et débordant la philosophie ou l’onto-théologie (je veux dire le discours heideggerien) me paraissait déjà — et cela remonte à 1965 — appeler à son tour des questions déconstructrices. Car Lacan se référait alors, on l’a souvent rappelé ici, de façon fréquente, décisive et confiante, parfois incantatoire, à la parole heidegerienne, au logos interprété par Heidegger, à la vérité autant d’ailleurs comme adéquation que comme voilement/dévoilement11.

  1. Le discours de la psychanalyse lacanienne occupe et préoccupe la déconstruction au premier chef. Jacques Derrida n’arrêtant pas de s’expliquer sur les raisons de son « explication » avec l’œuvre de Lacan déclare ainsi :

Ce qui tient en alerte mon écoute interminable de Lacan, toute insuffisante, intermittente, distraite et flottante qu’elle est, c’est moins la question de la philosophie, de la science ou de la psychanalyse, que telle autre qui concerne un certain état dominant (dominant c’est-à-dire maître) de l’histoire de la philosophie, de la science, de la psychanalyse, à savoir l’état dominant que j’ai nommé phallogocentrisme à un certain moment, selon une certaine détermination historique, précaire, conventionnelle, finie, de la situation analytique, de ses règles et de ses limites12.

  1. Dans cette même conférence, il recense « huit motifs13 » qui constituent une attaque en règle des principes supposés régir la théorie lacanienne telle qu’elle s’expose dans le séminaire sur La lettre volée par lequel s’ouvrent les Écrits. Les chefs d’accusation qui se trouvent dans Positions (1972) et dans La Carte postale (« Le Facteur de la vérité », 1980) sont repris dans cette explication tardive. L’on pourrait s’étonner de la modalité qu’emprunte la critique derridienne de la psychanalyse lacanienne. Invariablement, Derrida égrène les motifs de la discorde, d’un dissensus radical. Une remarque se glisse cependant incidemment dans cette litanie accablante au détour de laquelle Jacques Derrida règle ses comptes autant avec la personne de Lacan qu’avec son enseignement, remarque au terme de laquelle celui-ci reconnaît de facto une limite à sa propre critique du phonocentrisme lacanien. La nuance est d’importance car elle ouvre une faille dans le dispositif de traque des « complicités métaphysiques14 » qu’évoque Derrida dans la préface à « Freud et la scène de l’écriture » : « Ce phonocentrisme explicite et massif sera contredit par Lacan lui-même, comme si de rien n’était, comme s’il l’avait toujours été (futur antérieur de l’après-coup), en 1972-1973, non pas “avant” mais “après” toute grammatologie, je le montrerai dans un instant)15. » La question du phonocentrisme lacanien est une pomme de discorde « massive » et discutable entre Lacan et Derrida. La thèse soutenue est que le phonématisme s’est mué en graphématisme, mais qu’en dépit de cette mue hâtive, la pensée lacanienne sensible aux thèses grammatologiques, reste fondée sur un logocentrisme qui serait sa vérité profonde :

Le discours de Lacan, toujours très sensible — et qui le lui reprocherait ? — à tous les mouvements de la scène théorique, n’a cessé depuis de réajuster, refondre même, parfois contredire les axiomes dont je viens de parler. L’accent sur l’écriture n’a pas cessé de s’alourdir après 68, jusqu’à inverser, très « grammatologiquement », l’énoncé que j’ai cité tout à l’heure sur l’écriture « phonématique et même toujours phonétique », puisqu’il écrit dans le séminaire Encore : « Mais le signifiant ne se peut en aucune façon se limiter au support phonématique16 ».

  1. Ce que Derrida appelle « ce genre de substitution de l’écriture à la parole autour de 1970 » mériterait que l’on s’y attarde car Lacan, à en croire Derrida n’aurait pas été le seul à avoir cédé aux sirènes grammatologiques. S’ensuit une liste de penseurs, et non des moindres, qui auraient remplacé « ici ou là parole par écriture sans dommage17 ». Cette proposition qui en soi appellerait bien des commentaires atténue au passage la critique sévère portée contre Lacan dont Derrida ne fait ici qu’un auteur parmi d’autres à avoir tourné casaque théorique sous l’effet de La Grammatologie. De quoi Lacan est-il donc le nom quand on sait que le nom de Lacan n’est pas seul dans la série des doubles métonymiques ?

  2. Entre Derrida et Lacan, entre Lacan et Derrida, c’est à une contestation de propriété intellectuelle que l’on assiste, et, plus fondamentalement, à une contestation d’héritage, une reconnaissance de dette déniée sur fond de revendication de filiation. Derrida et Lacan, Lacan et Derrida sont incontestablement les fils français de Freud. C’est de l’héritage freudien, plus que de tout autre, qu’il s’agit en dernière instance entre eux : qui de Lacan ou Derrida est le fils de l’autre ? qui de Derrida ou de Lacan est le fils prodigue (français) du père de la psychanalyse ? La virulence et l’insistance de la critique derridienne de Lacan pourrait s’interpréter comme la forme du « retour » de Derrida à Freud.

  3. Derrida, quoique sa critique du hégélianisme lacanien soit d’une finesse redoutable, même si sa stance contre le phallologocentrisme touche sa cible, revient à Lacan, plus qu’il ne s’acharne contre lui. Pourquoi revenir à Lacan encore et encore ? Certes Lacan tient pour Derrida souvent lieu de borne nominale d’une tradition vieille de plusieurs siècles (de Platon à Freud et au-delà). Mais les effets de série méritent que l’on s’y arrête car ils sont plus complexes et ambigus que l’on pourrait le croire: ainsi dans la préface à l’édition américaine de Typography18 de Philippe Lacoue-Labarthe, d’ailleurs non pas exempte d’une critique sous-jacente à destination de l’ami de toujours, Derrida en revient une fois de plus à ce qui l’a d’emblée opposé à Jacques Lacan. Très justement, il y pointe les affinités électives qui lient l’un des auteurs du Titre de la lettre au psychanalyste autour de la question de la résonance. Pourquoi donc ce retour à Lacan ?

  4. C’est sans doute la proximité extime de la psychanalyse et de la déconstruction qui motive tant de tours et détours théoriques et rhétoriques : il s’agit pour Derrida de se démarquer de Lacan, de débusquer les effets de « ressemblance informe19 » pour reprendre l’expression de Georges Didi-Hubermann, d’inquiétante étrangeté. Lisons « Désistance » :

Empreinte et césure, la signature aiguë de cette œuvre interrompt les filiations les plus puissantes. Inéluctablement, au moment le plus nécessaire, quand la tradition ne peut plus penser, ni assurer cela même qu’elle répète comme sa propre traditionnalité (exemplarité, identification, imitation, répétition). La signature interrompt ou plutôt marque d’une incision le pli selon lequel doit se diviser ou désister l’onto-mimétologie métaphysique de Platon à Aristote, de Hegel à Heidegger, mais aussi celle qui dure de façon plus subreptice chez Nietzsche, Freud et Lacan20.

  1. Il y aurait beaucoup à dire sur le trio en question. Tentons non seulement d’interroger dans chaque convocation singulière de quoi Lacan est le nom, mais d’examiner les instances où la convocation du nom de Lacan s’accompagne de celle d’autres noms selon un processus de dédoublement du nom propre, de pluralisation du nom-du-père. Le duo, le trio, le quatuor est significatif en ce qu’il est toujours singulier et vaut à ce titre d’être chaque fois interprété. Lacan semble ici mobilisé pour servir de borne, d’ultime présentation de l’onto-théologie, mais dans le même mouvement, son nom se voit flanqué de celui de Freud et de Nietzsche. La déclinaison des noms finit par devenir un jeu risqué : en l’espèce il est difficile de dire qui contamine qui au point que le fléau de la balance critique pourrait finir par pencher dans le sens opposé à celui apparemment voulu par son auteur. Dans la proximité avec le nom de Freud et de Nietzsche, il semble que le sens de la convocation de Lacan se retourne contre Derrida en lui échappant.

  2. Il n’est pas indifférent que les deux rencontres historiques entre les deux hommes se soient passées à l’étranger, aux États-Unis, comme le rappelle Jacques Derrida dans « Pour l’amour de Lacan ». L’auteur De la grammatologie s’amuse du fait que la première d’entre elles a eu lieu à Baltimore, la ville d’un auteur qui les aura réunis et divisés aussi bien : Edgar Alan Poe, on le sait, est l’auteur de la nouvelle « La Lettre volée ». Mais le signifiant de « Baltimore » que Derrida entend dans sa langue, dans leur langue commune parlée à l’étranger, dans la langue de l’autre (américain) monolingue chargée de l’accent que lui confère le locuteur français, excède le seul intertexte littéraire :

Et je remarque ici peut-être à cause du problème de la destinerrance qui nous attend et peut-être à cause du nom de mort de Baltimore (Baltimore, danse ou transe et terreur), Baltimore qui est aussi la ville de Poe dont j’avais en vain cherché la tombe ces jours-là mais en tout cas pu visiter la maison en cette occasion (je suis allé chez Poe en 1966), je remarque ici peut-être à cause du nom de mort dans Baltimore que les deux seules fois où nous nous sommes rencontrés et où nous avons un peu parlé l’un avec l’autre, il fut question de mort entre nous et d’abord dans la bouche de Lacan. À Baltimore, par exemple, il me parla de  la façon dont il pensait qu’il serait lu, en particulier par moi, après sa mort21.

  1. La mort n’est nullement un exemple ; elle n’est pas un exemple pour Derrida, pas plus qu’elle n’est un signifiant comme les autres entre eux. La mort les occupe chacun à sa manière : dans la figure de l’aporie de la pulsion de mort chez l’un, celle du soleil du désir pur chez l’autre. De la même manière que le soleil et la mort ne peuvent se regarder en face, nous formons pour conclure l’hypothèse que Jacques Lacan et Jacques Derrida n’ont pu se tenir l’un avec l’autre :

Donc il y avait la mort entre nous, il fut surtout question de la mort, je dirais même seulement question de la mort de l’un de nous, comme avec ou chez tous ceux qui s’aiment. Ou plutôt il en parlait, lui, seul, de notre mort, de la sienne qui ne manquerait pas d’arriver, et de la mort et du mort dont selon lui je jouais22.

  1. Y compris dans l’interprétation d’une violence soufflante que Lacan fit d’une parole privée de Derrida à son fils, que Derrida dit ne pas bien comprendre, mais dont il semble avoir pris toute la mesure, c’est de la mort de l’un et de la mise à mort de l’autre qu’il s’est agi, qu’il n’a pas cessé de s’agir, du signifiant de la mort qui n’a pas cessé d’être agi et de circuler entre Derrida et Lacan, Lacan et Derrida.

  2. Parce que la mort travaille les œuvres respectives, sur des modes irréconciliables, selon des modalités intimes, de « La double séance23 » et la figure de Pierrot assassin de sa femme au séminaire sur la peine de mort24, au cœur de l’expérience du désir dans le séminaire sur l’Ethique25. Il n’est pas étonnant à cet égard que ce que Derrida dans États d’âme de la psychanalyse épingle comme la question de la psychanalyse soit celle précisément de la cruauté :

Hypothèse sur une hypothèse : s’il y a quelque chose d’irréductible dans la vie de l’être vivant, dans l’âme, dans la psyché […], et si cette chose irréductible dans la vie de l’être animé est bien la possibilité de la cruauté (la pulsion, si vous voulez du mal pour le mal, d’une souffrance qui jouerait à jouir du souffrir pour le plaisir) alors aucun autre discours — théologique, métaphysique, génétique, physicaliste, cognitiviste, etc. — ne saurait s’ouvrir à cette hypothèse. Ils seraient tous faits pour la réduire, l’exclure, la priver de sens. Le seul discours qui pourrait aujourd’hui revendiquer la chose de la cruauté psychique comme son affaire propre, ce serait bien ce qui s’appelle, depuis un siècle à peu près, la psychanalyse26.

  1. À la page suivante, suivant Freud, Derrida identifie la pulsion de mort à une « pulsion cruelle de destruction et d’anéantissement27 ». La question que le philosophe adresse à la psychanalyse est celle de l’au-delà de la pulsion de mort qu’il désigne comme « l’au-delà de l’au-delà du principe de plaisir28 ». La pulsion de mort (Todestrieb) intéresse Derrida en ce qu’elle s’avère inséparable de « la cruauté inhérente à la pulsion de pouvoir ou de maîtrise souveraine (Bemachtigungstrieb)29 ». Les positions respectives de chacun par rapport à la mort, à l’aporie, au roc de la pulsion de mort, les divisent non seulement parce qu’elle les divise l’un par rapport à l’autre, dans son rapport à l’autre, dans son rapport à l’œuvre freudienne, mais plus profondément en ce qu’elle les divise l’un et l’autre pris séparément, qu’elle divise chacun d’entre eux singulièrement.

Bibliographie

  • Derrida, Jacques. L’Animal que donc je suis. Paris : Galilée, 2006.

  • Derrida, Jacques. La Carte postale. Paris : Flammarion, 1980.

  • Derrida, Jacques. La Dissémination. Paris : Seuil, 1972.

  • Derrida, Jacques. L’Écriture et la différence. Paris : Seuil, 1967.

  • Derrida, Jacques. États d’âme de la psychanalyse. Paris : Galilée, 2000.

  • Derrida, Jacques. La Peine de mort. Vol. I (1999-2000). Paris : Galilée, 2012.

  • Derrida, Jacques. Positions. Paris : Minuit, 1972.

  • Derrida, Jacques. Psyché II : Inventions de l’autre. Paris : Galilée, 1987.

  • Derrida, Jacques. Résistances. Paris : Galilée, 1996.

  • Didi-Huberman, Georges. La Ressemblance informe. Paris : Macula, 1995.

  • Lacan, Jacques. Écrits. Paris : Seuil, 1966.

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  • Lacoue-Labarthe, Philippe. Typography. Éd. Christopher Fynsk. Cambridge : Harvard University Press, 1989.

  • Major, René. Lacan avec Derrida. Paris : Flammarion, 2001.

  • Roudinesco, Elisabeth. Histoire de la psychanalyse en France : 2 (1925-1985). Paris : Fayard, 1994.

1 Dans son Histoire de la psychanalyse en France. 2 (1925-1985), l’auteur narre les deux temps de rencontre entre Derrida et Lacan, notamment l’anecdote à caractère familial impliquant Jacques Derrida, Pierre son fils aîné, et Marguerite son épouse, que le philosophe confie à Lacan lors d’un dîner chez Jean Piel en 1967, confidence que Lacan reprendra et interprétera assez sauvagement dans une conférence prononcée à l’Institut français de Naples quelques mois plus tard. Roudinesco conclut : « Toujours est-il que cette histoire met fin aux rapports entre les deux hommes. Dommage pour l’historien ! » (419).

2 J. Derrida, « Pour l’amour de Lacan », Résistances, 68.

3 Ibid., 60.

4 « L’écrit n’est nullement du même registre, du même tabac si vous me permettez cette expression, que le signifiant » (Séminaire XX. Encore, 31).

5 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, 163-191.

6 Ibid., 165.

7 Ibid., 182.

8 Ibid., 163

9 Ibid., 165.

10 Ibid., 185.

11 J. Derrida, Résistances, 73.

12 Ibid., 88.

13 Ibid., 78.

14 J. Derrida, L’Écriture et la différence, 294.

15 J. Derrida, Résistances, 77.

16 Ibid., 79-80.

17 Ibid., 80.

18 J. Derrida, « Désistance », Typography.

19 G. Didi-Huberman, La Ressemblance informe.

20 J. Derrida, « Désistance », Psyché : Inventions de l’autre II, 207.

21 J. Derrida, Résistances, 69.

22 Ibid., 70.

23 J. Derrida, La Dissémination, 1972.

24 J. Derrida, La Peine de mort. Vol. I (1999-2000).

25 J. Lacan, Séminaire 7. L’Éthique de la psychanalyse.

26 J. Derrida,  États d’âme de la psychanalyse, 12.

27 Ibid., 14.

28 Ibid., 15.

29 Ibid., 15.



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