« Le fil sinueux » : sur la rationalité du roman

Jacques Rancière

Université de Paris 8

  1. J’ai conscience que mon titre est un peu trop ambitieux. Aujourd’hui je ne ferai que présenter les grandes lignes d’un travail en cours sur la question de la fiction et proposerai dans ce cadre quelques remarques sur la réponse donnée par deux romans de Virginia Woolf à la question de la rationalité de la fiction, telle que celle-ci a été soulevée par quelques auteurs modernes, comme Flaubert, Proust, Conrad et quelques autres. Quand j’utilise le mot « réponse », je ne pense pas seulement aux énoncés théoriques formulés par ces auteurs sur la littérature, la fiction, le roman, etc. Je pense aux formes de rationalité qui sont à l’œuvre dans la construction de leurs romans et leur permettent de décrire telle et telle chose comme des événements et de les relier dans un ensemble. Pour ce faire, je commencerai par un épisode dans un des romans les plus célèbres de Virginia Woolf, à savoir Vers le phare. Je l’emprunte au sixième chapitre de la deuxième partie (« Le Temps passe »).

Le printemps, sans une feuille au vent, net et clair comme une vierge à la chasteté farouche, à la pureté hautaine, s’étendit sur les champs l’œil grand ouvert, attentif, et parfaitement indifférent à ce que pouvait faire et penser qui le regardait.

[Prue Ramsay, au bras de son père, se maria en ce mois de mai. Quoi de plus naturel ? dirent les gens. Et, ajoutèrent-ils, mon Dieu qu’elle était belle.]

Comme l’été approchait, que les jours allongeaient, il vint aux veilleurs, à ceux qui sans perdre espoir continuaient à arpenter la plage, à remuer la flaque, des imaginations de la plus étrange espèce — de chair transmuée en atomes chassés par le vent, d’étoiles scintillant dans leur cœur, de falaise, mer et nuage réunis tout exprès pour assembler au dehors les fragments épars de leur vision intérieure. En ces miroirs, les esprits des hommes, en ces flaques d’eau troublée, où tournent sans fin les nuages et se forment les ombres, les rêves persistaient, et comment résister à l’étrange nouvelle que chaque mouette, fleur ou arbre, chaque homme ou chaque femme, et la terre elle-même en sa blancheur semblaient proclamer (mais retirer à l’expression du moindre doute), à savoir que le bien triomphe, que le bonheur prévaut, que l’ordre règne ; comment résister à cette prodigieuse incitation à partir à l’aventure en quête d’un bien absolu, d’un cristal d’intensité, éloigné des plaisirs ordinaires et des vertus familières, étranger au cours de la vie domestique, quelque chose d’unique, de dur, de brillant, comme un diamant dans le sable, qui libèrerait de tout doute qui le possèderait. Au reste le printemps, adouci et consentant, environné d’abeilles bourdonnantes et de moucherons virevoltants, s’enveloppa dans son manteau, se voila la face, détourna la tête et, parmi les ombres fugaces et les ondées subites, sembla tout pénétré de la douleur des hommes.

[Prue Ramsay mourut cet été-là, des suites d’en enfantement, une vraie tragédie, dirent les gens. Personne, dirent-ils, ne méritait davantage d’être heureuse.]1

  1. La construction de ces quatre paragraphes reflète la structure de l’ensemble de la section. Ils opposent clairement deux temporalités — deux façons dont le Temps passe — et du même coup deux façons de « raconter des histoires ». Il y a une temporalité construite autour de la relation entre le temps et la nature: on peut lui donner le nom de temporalité lyrique. Et il y a une temporalité construite autour des événements qui marquent les grandes phases de la vie humaine et les relations essentielles entre les hommes: naissance, mariage, paternité, maternité, mort. Le texte nous indique quel nom donner à cette temporalité : c’est le temps de la tragédie : le temps des grandes promesses et de l’effondrement de ces grandes promesses. L’hétérogénéité de ces deux temporalités est marquée par un procédé typographique : le temps de la tragédie est séparé de l’autre par des crochets.

  2. Il est plutôt rare d’utiliser des crochets dans un récit. On les trouve d’ordinaire dans des écrits tels que les commentaires, les notes, ou autres formes d’explication. Ils sont encore plus surprenants dans des formes de narration reposant sur l’utilisation du discours indirect qui ne permet pas à la voix de l’auteur de prendre des distances avec le continuum narratif. Ici ils ont clairement la valeur de marques de disjonction. La disjonction est nécessaire pour rompre la relation normale entre les deux temporalités. Le parallèle entre les âges de la vie humaine et les saisons de l’année est depuis des siècles un cliché poétique. Il faut briser ce parallèle pour opposer le temps de la naissance, de la vie, de la mort au temps du printemps, de l’été, de l’automne et de l’hiver, soit le temps tragique au temps lyrique. Mais il ne faut pas se tromper quant à la valeur de l’opposition. Il ne s’agit pas de faire de la vie des hommes une simple parenthèse dans l’infinie répétition des années et des saisons. Ce n’est pas une question de quantité. C’est une question de qualité. Le contenu même des « parenthèses » est différent du continuum qu’elles viennent interrompre à différents endroits. Il ne peut pas y avoir plus marquant que l’opposition posée par les premières phrases : d’une part, une chaste vierge aux yeux grands ouverts mais totalement indifférents aux actes et aux pensées des témoins ; d’autre part, le récit presque photographique d’un mariage, avec tous les témoins qui regardent la belle mariée. Mais là encore il ne s’agit pas d’opposer la nature indifférente aux témoins. Dans le paragraphe suivant, il est dit que les soirées des derniers jours de printemps sur la plage, avec les nuages qui se reflètent dans les nappes d’eau, ont une autre sorte de beauté à offrir « aux veilleurs, à ceux qui sans perdre espoir […] », une sorte de beauté qui n’est pas liée aux événements de la vie humaine, mais qui est cependant aussi « humaine », puisque c’est le reflet extérieur de leur vision intérieure. Avant de se demander qui sont ces « veilleurs » qui sont opposés aux témoins des cérémonies promettant le bonheur, il n’est pas inutile d’interroger ce qu’ils voient dans les nappes d’eau sur la plage : « de chair transmuée en atomes chassés par le vent, d’étoiles scintillant dans leur cœur, de falaise, mer et nuage réunis tout exprès ». Cette transformation de la chair en atomes et cet assemblage de falaise, nuage et ciel évoquent immédiatement le célèbre essai sur « Modern Fiction » : « la pluie incessante d’atomes innombrables2 » qui se déverse dans l’esprit à chaque instant et fait de la vie, à condition d’en saisir la vérité, « un halo lumineux, une enveloppe à demi transparente qui nous entoure du début de la conscience jusqu’à la fin3 ». Notre passage est comme une illustration de cet essai dans lequel Virginia Woolf demande au romancier de rendre compte de « de l’esprit de la vie, inconnu et non circonscrit» en se libérant de la servitude de l’intrigue, de la comédie, de la tragédie, de l’histoire d’amour ou de toute « catastrophe au sens convenu de ces mots4 ». La série malheureuse du mariage, de la naissance d’un enfant et de la mort de Prue Ramsay pourrait résumer la destinée du personnage dans l’ancienne intrigue tyrannique. Ce n’est pas un hasard si elle se déroule dans une section où le Temps, le temps des saisons et des années, des nuits et des jours, des levers et couchers de soleil, des marées hautes et des marées basses est le seul vrai personnage. Pas plus qu’il n’est fortuit que cette section sur l’action du temps marque une rupture dans un roman dont l’intrigue, s’il y en a une, met en scène la tyrannie et la rébellion : il y a la tyrannie frontale du père qui fait de l’expédition au phare une simple affaire d’interdit et de contrainte ; et il y a la tyrannie douce de la mère de famille qui est obsédée par l’idée de marier toutes les femmes autour d’elle.

  3. Combattre la tyrannie, cela veut dire choisir la pluie des atomes contre la tyrannie de l’intrigue. L’auteur de « Modern  Fiction »  compare ce choix à une position empruntant à un antagonisme philosophique : le spiritualisme — ou la vie de l’âme — contre le matérialisme. L’opposition au premier abord, n’est pas si claire. Qu’est-ce qui caractérise le matérialisme des romanciers de la vieille école? C’est, dit-elle, « qu‘ils écrivent à propos de choses qui n’ont pas d’importance; qu’ils mettent toute leur habileté et toute leur application à donner au trivial et au transitoire l’apparence du vrai et du permanent5 ». Le matérialisme ainsi conçu est le choix du trivial et du transitoire. Mais quelle est l’essence du spiritualisme, la vérité spirituelle de la vie? On trouve la réponse quelques lignes plus bas : « une multitude d’impressions — triviales, fantastiques, évanescentes, ou gravées avec la précision de l’acier6 ». Trivial opposé à trivial, évanescent à transitoire, où est véritablement la différence? Après tout, on tient le mariage pour moins transitoire et un peu plus en harmonie avec la « vie de l’âme » que le reflet du ciel dans des flaques, les trous creusés dans le sable, le bruit d’une voiture dans une rue de Londres, ou les lettres d’une marque dessinées par un avion dans le ciel ou d’autres événements du même ordre qui emplissent les pages des romans de Virginia Woolf. Il faut donc en déduire que le choix entre le spiritualisme et le matérialisme ne tient pas à la qualité intrinsèque des choses qui sont décrites ou des événements qui sont relatés. Il tient à leur mode d’enchaînement. Or le mode d’enchaînement spirituel est doté de deux aspects qui peuvent paraître contradictoires : d’une part, il s’agit d’enregistrer les atomes « au moment où ils tombent sur l’esprit dans l’ordre dans lequel ils tombent ».  D’autre part, il s’agit de faire scintiller le « halo lumineux », « l’enveloppe à demi transparente » dans laquelle, la vie, en tant que tout, est enveloppée. L’on peut dire bien sûr que la relation entre la pluie d’atomes et le halo n’est pas plus contradictoire que la relation entre l’âme et les flaques ou les trous sur la plage. La tâche du romancier « moderne » est de changer à la fois la nature des événements singuliers et la nature de l’enchaînement qui les relie. Mais pour comprendre ceci, il est nécessaire de remettre en scène le vieux débat au sein duquel cette double tâche prend sa signification.

  4. Le débat sur la nature de la fiction remonte à La Poétique d’Aristote. La poésie, disait Aristote, n’est pas une question de rythme, c’est une question de fiction.  La fiction est une configuration d’actions, reliées par la nécessité ou la vraisemblance. Vue sous ce jour, la poésie est plus philosophique que l’histoire puisque cette dernière traite du καθ’εκαστον, la succession des choses telles qu’elles se déroulent dans leur particularité alors que la poésie traite du καθολουla concaténation des événements tels qu’ils « auraient pu se dérouler », suivant les lois causales de la nécessité ou de la vraisemblance. On peut ainsi résumer l’opposition : soit la succession empirique des faits individuels, soit la construction d’un agencement causal des événements. Présenter les choses ainsi a une double implication : la première est poétique : la forme exemplaire de la poésie est le drame avec les acteurs donnant chair à l’agencement causal. Inversement, il y a une forme de fiction qui se trouve hors du champ de la poésie ou dans ses marges : le roman qui est la forme de fiction où les événements se succèdent sans être l’effet d’une nécessité. La deuxième implication est politique. L’opposition entre les deux formes d’enchaînement est une opposition entre deux formes de vie. Il y a une forme de vie qui répond aux conditions du καθολου : c’est la forme de vie des individus qui conçoivent de grands projets et entreprennent de les réaliser, une forme de vie qui donne matière à un scénario dramatique qui va du bonheur au malheur et de l’ignorance au savoir. Inversement, il y a une forme de vie confinée dans l’univers du καθ’εκαστον : c’est la forme de vie de ceux qui vivent dans la seule temporalité de la naissance, de la reproduction et de la mort, qui est aussi la temporalité du quotidien. Il n’est pas fortuit que celle qui se fait l’apôtre de « la fiction moderne » apparente la logique de l’intrigue à la contrainte de la tyrannie. Aristote avait déjà fait de l’histoire d’Œdipe le tyran le paradigme de l’intrigue fictionnelle.

  5. En dépit de Nietzsche, la fiction moderne commence avec les funérailles de la tragédie. Parmi les nombreux événements qui peuvent servir de jalons dans l’histoire de la fiction moderne, il y a la nouvelle version par Goethe d’Iphigénie en Tauride, la tragédie de la fin de la tragédie, se finissant sur le dernier mot de Thoas qui consent à laisser  partir le bateau des enfants d’Agamemnon : Lebewohl. Au nom de la vie, la fiction moderne dit adieu à l’action tragique. Elle dit adieu aux destinées des princes, à la perfection du réseau des causes et des effets suscitant la « vraisemblance » et à la démonstration de la séparation entre deux formes de vie. La vie ne connait pas cette séparation. La vie aussi est une temporalité d’espérances et de déceptions, de succès et d’échecs. Mais ces espérances et ces issues sont pour chacun tissées dans la seule et même temporalité de la naissance et de la mort, de la jeunesse et de la vieillesse, qui est aussi la même temporalité des jours succédant à d’autres jours, des enchaînements de perceptions et d’affections à travers lesquels les individus tentent de façonner leur  identité propre et d’être en relation avec les autres.  Ce tissu commun de la vie trouve désormais sa meilleure expression dans deux genres qui étaient autrefois dans les marges de l’art. L’un est la poésie lyrique qui se veut être le langage propre à dire la vie, celui qui est capable, comme l’exprima Wordsworth dans un manifeste célèbre, de rendre compte du particulier dans les modestes « incidents et situations de la vie ordinaire » et de déceler en eux « les lois premières de notre nature 7». La poésie remplace ainsi les conventions des liens de causalité par l’exploration expérimentale dans un état spécifique — celui de l’ « excitation » — de ces lois de l’association de pensées dans la vie de l’esprit qui sont, selon David Hume, la vérité sous-jacente aux incertitudes de la causalité et au tissu de l’expérience de chacun.

  6. C’est une première façon de reconfigurer le lien entre le καθολου et le καθ’εκαστον : le καθολου se révèle être présent, enveloppé dans la particularité du καθ’εκαστον. Or il y a un autre genre : le roman, le genre qui n’était pas un genre et qui racontait les événements « au moment où ils tombent » sans les agencer trop étroitement les uns aux autres par des liens de causalité ou de vraisemblance. L’effondrement de l’ancienne hiérarchie poétique semblait renverser les choses et lui accorder la suprématie qui appartenait auparavant au poème tragique. Les mésaventures des princes n’occupaient plus la première place dans l’art de la fiction. Mais quand les princes ou les tyrans sont détrônés, de nouveaux personnages apparaissent : des personnages représentant les classes déclinantes, les nouveaux maîtres de la société, ou les habitants jusqu’alors invisibles des classes inférieures. De nouveaux types d’intrigue émergent, par exemple ceux qui montrent l’ascension des plébéiens à la conquête de places dans les hauts rangs dans la société. Un nouveau monde se révèle être la réserve d’innombrables intrigues : la société elle-même qui est désormais la scène d’une multiplicité d’espérances, d’interactions, de mésaventures, de tragédies ou de comédies, mais aussi la manifestation visible d’un nouveau réseau de lois plus coercitives que les caprices des rois ou des dieux avec lesquels les dramaturges auparavant devaient composer leurs intrigues soumises à la nécessité et à la vraisemblance. Le roman semblait être le genre dans lequel la science des fabricants d’intrigues se trouve coïncider parfaitement avec la manifestation de la vérité des lois sociales. C’est encore cette croyance qui fonde autour de 1940 le grand projet d’Eric Auerbach.

  7. Mais le raccourci qui mène du roman Le Rouge et le Noir à Vers le phare en passant par Germinie Lacerteux dans le livre d’Auerbach atteste du fait que les choses ne se sont pas déroulées ainsi. A partir du moment où Julien Sorel découvrit dans sa prison que le vrai plaisir de la vie consistait à ne rien faire, il devenait manifeste que la grande intrigue qui faisait coïncider les projets des individus et la révélation des lois de la société était contrée par une force d’inertie dévastatrice. On trouve l’exemple le plus frappant de ce mouvement contraire chez Balzac lorsqu’il inventa le récit de ces treize intrigants qui connaissaient tous les secrets et tiraient toutes les ficelles de la machine sociale. Ces intrigants finissent par échouer dans toutes leurs entreprises. La fin du premier épisode de la trilogie nous montre leur chef, le terrible Ferragus, transformé en quasi-fossile, observateur inerte d’une partie de boules, appuyé contre un arbre près du cochonnet et regardant les autres boules volant dans l’air ou roulant au sol « avec la même attention qu’un chien en prête aux gestes de son maître8 ». La préface du livre nous avait déjà donné la raison de tous les échecs des tout-puissants Treize : « parce qu’ils y pouvaient tout [dans la société], ils dédaignèrent d’y être quelque chose9 ». Ce qui est étrange dans cette raison, c’est qu’elle n’attribue pas l’échec à un désavantage, à une erreur ou à une mésaventure dans le déroulement de l’action. Elle l’attribue à l’action elle-même, à la seule opposition entre le faire et l’être.  La raison n’en est pas seulement que la dénonciation nihiliste de la vanité de la volonté et de l’action se développait au même moment — et au même rythme — que le grand récit de la transformation de la société par la science et par l’action volontaire et rationnelle. La raison en est que « la vie » semblait être plus présente, plus profondément exprimée dans le regard silencieux et éteint  posé par un vieil homme miséreux sur une partie de boules que dans n’importe quelle combinatoire d’événements provoquée par les interactions d’intérêts sociaux rivaux. Il apparaissait déjà que la vie n’est « pas comme cela ». C’est la révélation que le jeune Flaubert met dans la bouche du diable dans La Tentation de Saint Antoine : ça n’existe pas, les volontés individuelles, les sentiments et les actions qui feraient des objets matériels leurs instruments ; il n’y a que « la vie de l’âme », c’est-à-dire un mouvement perpétuel assemblant au hasard une infinité d’atomes qui s’entrecroisent, se séparent puis à nouveau s’entrelacent dans une vibration sans fin. La vie de l’âme est une vie impersonnelle qui ne connait pas la distinction entre  les sujets et les objets, les êtres humains et les choses inanimées, les actions volontaires et les perceptions passives. On peut ressentir cette vie qui efface toutes les frontières dans les manifestations les plus humbles de la vie des sens, dit le diable. « Souvent, à propos de n’importe quoi, d’une goutte d’eau, d’une coquille, d’un cheveu, tu t’es arrêté, immobile, la prunelle fixe, le cœur ouvert. L’objet que tu contemplais semblait empiéter sur toi, à mesure que tu t’inclinais vers lui et des liens s’établissaient. Vous vous serriez l’un contre l’autre, vous vous touchiez par des adhérences subtiles, innombrables10».

  8. Voilà ce à quoi ressemble la vie. Mais est-ce ce à quoi ressemble un roman ? Est-ce qu’un roman peut être fait d’airs subtils, de gouttelettes de vagues, de reflets dans des flaques, de coquillages ramassés sur la plage, etc. ? Flaubert reconnut qu’il y avait un défaut dans son roman : c’était une œuvre lyrique, faite de perles délicates, mais le fil du collier manquait. Mais quel fil ? Si un roman ne peut pas être fait de ces perceptions et affections qui sont la forme réelle de la manifestation de la vie, alors comment un roman peut-il être fidèle à la vie ? Quel type de fil peut être à la fois fidèle à la vie, et construire une concaténation d’événements qui mérite le nom de fiction ? Le problème n’est pas, contrairement aux apparences, de réconcilier la singularité du καθ’εκαστον avec la nécessité de faire de la fiction un tout. Le problème est de réconcilier deux types de tout : le halo lumineux de la vie et le lien organique de la fiction avec un commencement, un milieu et une fin, ce qui signifie également un récit de volontés, d’actions, de succès et d’échecs. Flaubert comprit vite le problème et proposa une solution qui devint canonique pour la fiction moderne : il n’y a pas de solution au niveau du tout. La solution doit venir du καθ’εκαστον : non seulement à son niveau, mais par son biais. Le fil doit être un pont : de même qu’il relie une phrase à une autre phrase et un événement narratif, aussi ténu soit-il, à un autre, de même il doit aussi franchir le fossé entre la logique des relations impersonnelles de la vie et la logique de l’action, qui est une logique de la personnalisation et de la relation causale entre des volontés individuelles et des actions. Il ne suffit pas que le discours indirect permette au récit de l’auteur et aux sensations du personnage de se fondre en un tissu impersonnel unique de micro-perceptions. La logique de la succession et la logique de l’action doivent glisser imperceptiblement l’une sur l’autre : un séducteur a recours à tous les stéréotypes pour persuader une femme de son amour et il essaie de lui prendre la main. Elle sent un parfum de vanille et de citron et se cambre sur sa chaise pour mieux le respirer ; au moment où elle fait ce mouvement, elle perçoit le long panache de poussière traîné par une diligence; s’éveillent des souvenirs de désirs d’autrefois comme des grains de sable; ils se mélangent à la douceur du parfum et finalement elle laisse sa main dans la main du séducteur. C’est ainsi que le continuum de sensations est transformé en cause et fait aboutir la chaîne causale construite par le séducteur : l’effet — l’intrigue amoureuse — est la conjonction de deux séries indépendantes : une série d’actions personnelles guidées par une volonté qui ajuste les moyens appropriés aux fins et une série de sensations entrelacées d’odeur de vanille, de souffles de vent, de panaches de poussière et de souvenirs de sensations passées.

  9. C’est donc la solution proposée par Flaubert. Mais chez Virginia Woolf on ne trouve pas de semblable intrigue amoureuse, ni de semblable compromis entre deux façons de produire un événement, ainsi que le montre pleinement l’épisode des « fiançailles » de Paul et Minta dans Vers le phare. On ne peut pas y trouver l’intrication de deux formes de causalité contribuant à produire l’effet attendu. La volonté qui le désire, la douce tyrannie domestique de Mrs Ramsay, n’est pas sur la plage. Elle est occupée à ce à quoi elle doit veiller à cette heure de la journée, selon la logique de la vie domestique : la préparation du repas. Elle a envoyé sa fille Nancy à sa place. Mais Nancy n’a aucune intention de se prêter à la production de cet effet. Elle laisse le couple aller de son côté et fait ce que commandent le sable, l’heure de la journée et de la marée lorsqu’on est un personnage dans un roman de Virginia Woolf : regarder la vie infinie présente dans la plus petite flaque d’eau, s’absorber dans la contemplation de façon à la transformer en un océan, en faire un univers d’ombre et de lumière en plaçant puis en retirant entre le soleil et la flaque l’écran de sa main, et puis rester immobile, hypnotisée par l’intensité des sentiments qui réduisent sa vie et la vie de tous au néant, jusqu’à ce que la marée montante l’oblige à revenir en arrière et à découvrir une scène totalement étrangère à sa contemplation, une scène qu’aucun fil sensoriel d’événements n’a produit : l’étreinte du jeune couple. Il n’y a pas de pont permettant à la vie de l’âme de produire un effet dans l’enchaînement des intentions et des actions. Les deux séries restent distinctes. L’histoire d’amour n’a pas de place dans le halo lumineux de la vie ; elle n’a le statut d’événement que dans l’esprit de Mrs Ramsay qui n’est pas sur la plage. Et elle prendra fin avec sa mort entre crochets.

  10. Doit-on conclure qu’il n’y a qu’une temporalité possible dans le roman : celle qui assimile la vie de l’âme au cours des jours et à l’emploi du temps d’une maîtresse de maison? Cela pourrait être la temporalité proposée par Mrs Dalloway : le καθολου tissé par la simple progression du καθ’εκαστον. La première phrase nous indique que Clarissa, contrairement à Mrs Ramsay, prendra en charge elle-même les actions exprimant sa volonté : « elle se chargera d’acheter les fleurs11 ». A partir de ce moment-là se tisse un continuum d’événements sensoriels qui mène jusqu’à la dernière phrase affirmant le lien causal immédiat entre son identité, sa présence sensorielle et l’effet produit par cette présence. « C’est Clarissa, dit-il. Et justement, elle était là12 ». La continuité du roman pourtant ne peut pas être donnée par la succession des heures. La simple équivalence des moments se succédant les uns aux autres revient à confirmer la règle sociale tyrannique exprimée par « la philosophie de Whitaker » : « Tout le monde suit quelqu’un13 ». Le vrai continuum est le continuum de la contemporanéité. C’est pourquoi le sensorium de sa présence non seulement doit être étendu aux strates de la mémoire mais il doit être aussi étendu à d’autres personnes sans que Clarissa n’exerce un pouvoir sur eux. Il y a ceux qui font partie de son passé et reviennent dans le présent comme Peter Walsh ; il y a les passants anonymes qui partagent avec elle une minute de la vie impersonnelle de l’âme lorsqu’ils entendent le même bruit fait par une voiture dans la rue, ou voient les mêmes lettres de fumée dessinées par un avion dans le ciel et à qui il est donné en passant un nom que Clarissa ignore : Mrs Bletchey qui dans les lettres de fumée lit « Kreemo », Mrs Coates qui lit « Glaxo » ou Mr Bowley qui pense que c’est « toffee ». La continuité du sensorium tissé depuis la première phrase qu’elle prononce jusqu’à sa présence à la fin ne doit pas être brisée. Comme le fil tracé par l’avion a été rompu ce matin-là au moment où Clarissa a fermé la porte de sa maison alors que l’avion s’envolait au-dessus de Saint-Paul et de l’homme sans emploi, en quête de vérité, qui portait un sac bourré d’opuscules que personne ne lisait, la fille de Clarissa doit décider de faire un détour et d’aller au Strand au lieu de revenir directement chez elle afin que le reflet du soleil sur son omnibus se réfracte dans la chambre de Septimus et tisse un fil entre la maison de sa mère et l’appartement de Septimus.

  11. Mais il y a quelqu’un que la continuité dans le temps et l’espace ne peut pas absorber, même si l’ambulance qui emporte son corps croise au moment opportun le chemin de Peter en train de se rendre à la réception de Mrs Ramsay, à savoir Septimus lui-même. Le fil sera poursuivi mais ce qui rend cela possible, c’est le suicide de Septimus. Septimus est le personnage qui doit être sacrifié pour que l’histoire continue comme ce fut le cas pour Emma Bovary ou pour Albertine : continue ou plutôt trouve son aboutissement car le problème n’est pas d’ajouter un nouveau rebondissement ou un épisode tragique à l’intrigue. Il s’agit d’assurer une relation adéquate entre différentes intrigues. Flaubert a fait mourir Emma afin que son intrigue artistique — la dance des atomes — l’emporte sur l’intrigue sentimentale — l’histoire d’amour ; Proust a fait mourir Albertine afin que le narrateur découvre l’illusion qu’il y a à transformer la tache de couleur sur la plage — qui devrait être un objet pour l’art — en un objet d’amour. Faire mourir Septimus est une façon à la fois d’inclure et de supprimer dans l’histoire la force qui menace de rompre l’histoire. Septimus n’est pas seulement le double du personnage qui donne son nom à l’histoire et qui devait initialement se suicider, il est aussi le double de l’auteur qui lui prête certaines de ses visions de la folie. La question est toujours la même que chez Flaubert : l’aboutissement de « la fiction moderne » tient à sa capacité à construire une forme de succession qui réponde aux exigences d’une intrigue tout en faisant apparaître « la vie de l’âme », la vie de l’impersonnel et de l’Infini qui refuse l’artificialité de toutes les intrigues. Afin de la faire apparaître ou de la donner à entendre, il faut concilier deux choses contradictoires : d’une part il faut dissoudre la temporalité fragmentée des causes et des effets, des fins et des moyens au sein de la continuité des événements micro-sensoriels  se succédant l’un l’autre tout comme une heure succède à une autre heure ; d’autre part, il faut créer des différences d’intensité au sein de ce continuum. Flaubert a mis en œuvre un principe de double causalité, permettant à certains réseaux aléatoires d’événements sensoriels d’ouvrir une brèche dans le royaume de l’intrigue. Proust a mis en œuvre un principe de double vérité, l’une progressant au fil des illusions et désillusions de l’histoire d’amour nées de l’erreur d’interprétation sur une tache de couleur sur une plage; l’autre résidant au contraire dans la saisie immédiate  de la vérité de l’événement sensoriel en tant qu’événement spirituel par l’esprit du narrateur. Virginia Woolf refuse ces deux façons de concilier continuité et discontinuité. Cependant il faut qu’il y ait un saut pour passer d’un régime d’événements à l’autre. Dans Vers le phare, Lily Briscoe essaie de se faire à l’idée qu’il n’y a pas de grande révélation, seulement des « petits miracles quotidiens ». Mais Virginia Woolf n’est pas de ces « romanciers humanistes catholiques », dont se moque Sartre, qui font de toute vie humble un miracle perpétuel. La forme de vie de Clarissa Dalloway ne peut pas coïncider avec une guirlande de « petits miracles quotidiens » de cette espèce. Elle ne peut pas réaliser la promesse faite aux « veilleurs, […] qui sans perdre espoir » dérangent les flaques dans les dernières soirées du printemps, et à qui est promis «  un cristal d’intensité, éloigné des plaisirs ordinaires et des vertus familières, étranger au cours de la vie domestique, quelque chose d’unique, de dur, de brillant, comme un diamant dans le sable14 ». Il faut introduire une différence d’intensité, un coup d’œil dans un de ces miroirs rendant impossible de résister à l’annonce que semble  proclamer chaque mouette, fleur, arbre, homme et femme, à savoir « que le bien triomphe, que le bonheur prévaut, que l’ordre règne ».

  12. C’est alors qu’entre en scène Septimus. Septimus est celui qui peut introduire une différence dans le continuum temporel, celui qui a rompu la corde de la « vie domestique » puisque les feuilles frémissant sous le souffle de l’air, le soleil les éblouissant d’or pâle, les moineaux voletant, montant et retombant en jets dentelés, les hirondelles se lançant en rond et en rond, un carillon venant tinter sur des brins d’herbe, ou l’éclat doré d’un reflet de lumière sur un omnibus, toutes ces harmonies brassées ensemble lui ont révélé, dans leur langage de signes, la nouvelle religion : la Beauté est partout, ainsi que l’amour, non pas l’amour des histoires d’amour et des vertus familières mais l’amour universel identique à la vie universelle. Les arbres sont vivants, il n’y a pas de crime, pas de mort, rien que l’amour universel. Septimus fait la différence. Il oppose le pur miracle de la présence de l’Un, submergeant la vie du Moi, aux petits miracles saupoudrés dans l’emploi du temps de Clarissa. Mais le pur miracle a un nom, celui de la folie. Prise à la lettre, la promesse que recèlent les flaques (« de chair transmuée en atomes chassés par le vent, d’étoiles scintillant dans leur cœur, de falaise, mer et nuage réunis tout exprès pour assembler au dehors les fragments épars de leur vision intérieure ») ne peut être réalisée que dans la folie. Mais, à ce moment-là, la libération se transforme en une nouvelle forme de tyrannie : la « vie de l’âme » impersonnelle qui devrait être affranchie de la tyrannie de l’intrigue et du moi, devient elle-même une intrigue : les flaques et les nuages, les feuilles et les oiseaux, la fumée dans l’air ou les reflets de lumière sont privés de leur impersonnalité, transformés en signes annonçant la nouvelle religion à l’Elu. C’est une aubaine pour les tyrans, les médecins qui déterminent les relations appropriées entre le moi et l’Un, et qui se font aussi les champions de la fiction antique et de l’art classique : Dr Holmes qui joue le rôle de la Nature Humaine ; Sir William Bradshaw, le chantre de la Mesure — déesse de la beauté classique dont la sœur est le tyran qui a pour nom Conversion, et qui « se nourrit de la volonté des faibles15 ».

  13. Avec « la nature humaine » et « la mesure divine » à la poursuite du visionnaire, la tragédie est de retour au cœur du roman. Septimus, le mauvais double de la santé qu’incarne Clarissa, doit mourir. Mais, d’autre part, Septimus, le martyr de «  la vie de l’âme » doit être là pour opposer sa foi inconditionnelle à l’idolâtrie de l’adorateur païen des petits miracles du quotidien. Ou plutôt la tragédie de Septimus doit introduire une faille radicale au cœur du roman pour empêcher que le « halo lumineux » soit confondu avec le simple continuum de ces miracles. C’est là la réponse de Virginia Woolf au problème du compromis entre les exigences de l’intrigue et les contraintes de la vérité. C’est une réponse dialectique. Il n’y a pas de glissement imperceptible de la pluie d’atomes à l’enchaînement causal de l’intrigue. Il y  a bien plutôt une faille entre deux chaînes d’événements : le continuum lyrique de petits événements menant de la matinée de Clarissa à la nuit de Clarissa ; et la confrontation tragique entre le grand lyrisme de Septimus et les intrigues de la nature humaine. Il n’y a pas de pure beauté, de pur lyrisme. Le lyrisme doit être fendu en deux par la tragédie, et c’est cette faille qui devient perceptible quand le flux de perceptions des personnages principaux est interrompu par la rencontre aléatoire avec le mystère qui pointe derrière n’importe quelle fenêtre. Pas de beauté pure et simple, doit admettre Peter Walsh : une beauté impure et fragmentaire, émergeant ici et là, comme l’on voit par des fenêtres ouvertes ou aux rideaux écartés « des gens assis à des tables, des jeunes gens qui tournent lentement, des conversations entre des hommes et des femmes, des femmes de chambre qui regardent l’œil vague par la fenêtre (quels commentaires peuvent-elles bien faire, une fois leur travail terminé), des bas qui sèchent aux fenêtres, sous les toits, un perroquet, quelques plantes. Absorbante, mystérieuse, d’une infinie richesse, cette vie16 ». La vie de « l’Un » qui est l’objet de la fiction moderne n’a pas d’expression propre. C’était déjà ce que soupçonnait le narrateur de « un roman à écrire », lisant sur le visage inexpressif d’une femme dans un train tout un drame de culpabilité et de solitude pour le voir brutalement démenti à l’arrivée du train lorsque la pauvre créature solitaire se révèle être une mère heureuse. C’est ce dont témoigne encore plus radicalement la tragédie de Septimus. La vie de l’Un est faite d’histoires distinctes : moments tirés du continuum d’une vie individuelle, étendus aux strates du passé et aux rencontres de hasard du présent ; discontinuités livrées par l’énigme de la vie recélée dans une silhouette dans une rue ou un groupe derrière une fenêtre; tragédie du moi broyé par la confrontation directe entre la vie de l’Un et les gardiens de la vie sociale et individuelle normale.

  14. La dialectique opposant la vision des vigilants sur la plage au mariage et à la mort entre crochets de la pauvre Prue Ramsay atteste d’une autre forme de la même dialectique. La division du livre en trois parties est à cet égard pleine de sens, puisqu’elle sépare deux temporalités. Le temps impersonnel de la deuxième section est situé entre deux moments — une soirée et une matinée — de l’histoire d’une famille. Dans la section intermédiaire, le temps de l’Un devient autonome. Dans la première partie les personnages en ont fait à certains moments l’expérience. Mrs Ramsay a semblé entendre la voix du diable de Flaubert lorsqu’elle s’est concentrée si intensément sur son tricot qu’elle est devenue ce qu’elle regardait et que les choses inanimées ont semblé en retour l’exprimer mieux qu’elle ne pouvait le faire elle-même. Lily Briscoe a ressenti la voix de l’Un lorsqu’elle a posé sa tête sur les genoux de Mrs Ramsay et a rêvé qu’elle faisait un avec elle, et James également lorsque l’histoire du pêcheur a été finie et que le phare a fait apparaître son rayon d’or impersonnel. Mais il n’est pas permis aux personnages individuels d’être absorbés dans la paix de la vie impersonnelle et de l’exprimer comme un tout. Ils sont condamnés à rester derrière la fenêtre, où ils jouent soit le rôle du personnage soit celui du spectateur, soit le rôle du modèle soit celui du peintre. Mais aucune vision face-à-face ne remplacera jamais la vision faible et partielle à travers une vitre. Dans la deuxième section la vie de l’Un règne seule. Cela veut dire qu’il n’y a pas d’Elu, choisi pour déchiffrer le secret de la beauté universelle et de l’amour universel. Le rôle de Septimus, le fou, a aussi été dédoublé. La beauté (ou plutôt « loveliness ») règne dans la maison vide, « solitaire comme un étang au crépuscule aperçu dans le lointain par la fenêtre d’un train17 », sans être troublée par Mrs MacNab qui n’est pas folle — seulement pauvre d’esprit — et dont le visage dans le miroir reflète la stupidité d’une vie réduite à se lever, travailler toute la journée, et se recoucher. Quant aux anonymes  « veilleurs » sur la plage, ils ne voient que l’harmonie universelle réfléchie dans les miroirs que leur offrent les nappes d’eau. Le moment du règne solitaire de la Vie Impersonnelle est nécessaire pour permettre un glissement de l’extériorité de la fenêtre à l’intériorité du cercle de lumière.

  15. Mais la troisième section du livre ne nous offre pas de vision face-à-face. Elle met en scène au contraire une nouvelle séparation. D’un côté, il y a Lily, l’artiste qui a résisté à la loi tyrannique du mariage et de la vie domestique incarnée par Mrs Ramsay mais qui essaie de transcrire sur sa toile la vie de l’Un qu’elle avait ressentie lorsqu’elle reposait sur ses genoux ou regardait le groupe qu’elle formait avec James près de la fenêtre. A Lily revient la tâche de l’artiste : la tâche de saisir la chose elle-même, « ce tout premier ébranlement des nerfs18 » antérieur à toute identification et de la fixer sur une armature « tenue par des boulons en fer »  alors que les couleurs se fondent les unes dans les autres comme « comme les couleurs sur l‘aile d‘un papillon19 ». Le problème n’est pas seulement celui qui fait l’étonnement de William Banks — faire du couple de la mère et de son fils une simple ombre violette. Au contraire l’abstraction de l’ombre violette permet au peintre d’échapper à la folie qui menace ceux qui veulent exprimer directement cet instant d’ébranlement des nerfs en un message dans le langage des mots. Cela lui donne la possibilité de réconcilier deux formes de manifestation de l’impersonnel : la force déferlante de la vague qui permet de se soustraire « aux bavardages, à la vie ordinaire, à la communauté humaine20 » et de s’exposer à la présence nue de la Vérité, et la tranquillité de la maîtresse de maison, capable de dire à la vie « qu’ici [elle] s’arrête21 » alors qu’assise sur la plage elle écrit, fait un trou dans le sable et crée des liens d’amitié grâce à son art de rassembler « ceci, cela et encore cela22 ».

  16. À nouveau les rôles se divisent. On ne saura jamais ce que Mrs Ramsay écrivait dans ses lettres sur la plage. Puisque la vie de l’Un n’a pas de langage propre, c’est au peintre que revient la tâche de réconcilier ses manifestations contraires. Mais on ne verra jamais la toile. Son existence restera pour nous une simple combinaison de phrases narratives. Le passage de l’extériorité de la fenêtre à la présence de la lumière elle-même restera une tension entre le tableau fictionnel et la succession des mots. Mais la réconciliation entre la vérité et l’intrigue requiert quelque chose de plus : l’histoire du bateau qui mène le tyran et ses enfants rebelles vers le phare. D’une certaine façon, c’est encore l’intrigue tragique, insérée entre le lyrisme tranquille de Mrs Ramsay rassemblant « ceci, cela et encore cela » et le grand lyrisme de la confrontation avec la vague déferlante. Mais la tragédie se révèle être une tragédie de la fin de la tragédie. En fin de compte, les conspirateurs ne tueront pas définitivement le tyran. Cam n’a rien de la farouche Electre, mais plutôt quelque chose d’Iphigénie, la fille aimante, l’héroïne tragique qui met fin au cycle de vengeance et de sacrifice. Et même James, le vengeur, accepte que son père le complimente pour ses talents de navigateur. Ce qui est en jeu est bien plus que le dénouement heureux d’une histoire de famille. Le phare est la destination en laquelle doivent converger deux chaînes d’événements : l’une déterminée par la volonté du tyran, qui est aussi la tyrannie de l’intrigue, et l’autre déterminée par la succession des gestes du marin — le fils rebelle — pour fendre les vagues. Ce qui est en jeu, c’est la construction de la fiction moderne qui doit rendre compte de la vérité de la vie universelle sous la forme d’une intrigue familiale. La tâche ne peut trouver sa forme que par la dialectique. Il n’y a pas de révélation de la source de la lumière. Le phare est atteint à un moment où il ne projette aucun rayon de lumière. La lumière de la réconciliation entre la vérité et l’intrigue se dédouble définitivement entre la narration d’une histoire de famille et le processus qui fait apparaître une ligne sur une toile invisible. Elle se dédouble en deux façons d’affronter la vague : la façon dont James, le marin, répond, minute après minute, aux variations du vent sur la mer et la façon dont Lily, l’artiste, « au creux d‘une vague » voit « la suivante se dresser monumentale au-dessus d’elle23 ».

  17. Est-il possible d’exprimer en un récit la vie des vagues? Dans le roman éponyme, Bernard veut tracer « un fil sinueux qui relie délicatement une chose à l’autre24 ». Or, dit Neville, ce fil échoue à dire une seule chose, « ce que nous sentons de plus profond ». Il est voué à n’être qu’une vaine tentative pour « affronter le monde avec de belles phrases inachevées25 ». Bernard lui-même en connaît la raison : il est impossible de « tenir embrassé le monde entier dans les bras de l’intellect26 ». En fait, il n’est pas possible d’embrasser la compréhension : les bras sont faits pour l’art de fendre la vague ou pour la transcription sur la toile de la chute déferlante de la vague, au risque de s’y noyer. Le temps d’un moment, on peut goûter la paix du « territoire sans soleil de l’absence d‘identité27 ». Mais on ne peut pas y vivre. Il nous faut recueillir les sensations pour donner forme au moi, et lier les mots pour donner forme aux histoires. Telle que nous la vivons et telle que nous essayons de l’écrire, la vie ne peut que se diviser entre le royaume de l’identité et le royaume de la non-identité. Il est possible de transformer l’opposition dramatique entre la maîtresse de maison et le fou dans une mosaïque mouvante — ou une polyphonie — de six figures de l’expérience, six combinaisons de l’expérience de l’identité avec l’expérience de la non-identité, et de les faire tour à tour coexister, se fondre ou se séparer.  Mais à la fin, le problème fait retour : aucun moi ne peut embrasser la vie de l’Un. Toutes les histoires sont des mensonges, mais il doit y avoir un début et une fin. Et pour ce faire, la mosaïque doit être à nouveau réduite à une dualité : il y a la figure de la non-identité radicale, Rhoda qui n’a pas de visage et ne peut pas lier un moment à un autre. Et il y a la figure du conteur, Bernard, qui ne peut jamais s’arrêter de lier les choses entre elles et les moments entre eux. Rhoda doit mourir et à Bernard revient de terminer l’histoire seul. Le fil sinueux est un fil rompu. La vie de l’âme ne peut être racontée que comme une combinaison d’histoires incompatibles.

 

Traduction de Chantal Delourme

Bibliographie

  • Balzac, Honoré de. Ferragus. Paris : Garnier Flammarion, 1988

  • Flaubert, Gustave. La Tentation de saint Antoine. 1849. Œuvres Complètes. Éd. Bernard Masson. Paris : Seuil, 1964.

  • Woolf, Virginia. « The Mark on the Wall ». The Complete Shorter Fiction. New York : A Harvest Book, 1989.

  • Woolf, Virginia. « Modern Fiction ». The Common Reader. New York : Harvest Books, 1925.

  • Woolf, Virginia. Mrs Dalloway. 1925. Oeuvres romanesques : I. Bibliothèque de la Pléiade. Paris : Gallimard, 2012.

  • Woolf, Virginia. Les Vagues. 1931. Œuvres romanesques :II. Bibliothèque de la Pléiade. Paris : Gallimard, 2012.

  • Woolf, Virginia. Vers le Phare. 1927. Œuvres romanesques : II. Bibliothèque de la Pléiade. Paris : Gallimard, 2012.

  • Wordsworth, William et Samuel Taylor Coleridge. Lyrical Ballads. 1798. Oxford : Oxford University Press, 1969.

1 V. Woolf, Vers le Phare, 119.

2 V. Woolf, « Modern Fiction », 150. (Je traduis — CD).

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 Ibid.

7 W. Wordsworth et  S. T. Coleridge, Lyrical Ballads, (1798), 156.

8 H. de Balzac, Ferragus, 205.

9 Ibid., 73.

10 G. Flaubert, La Tentation de saint Antoine, (version de 1849), 444-445.

11 V. Woolf, Mrs Dalloway, 1069.

12 Ibid., 1243.

13 V. Woolf, « The Mark on the Wall », 88.

14 V. Woolf, Vers le Phare, 119.

15 V. Woolf, Mrs Dalloway, 1157.

16 Ibid., 1214.

17 V. Woolf, Vers le phare. 117.

18 Ibid., 174.

19 Ibid., 154.

20 Ibid., 143.

21 Ibid., 145

22 Ibid.

23 Ibid., 142.

24 V. Woolf, Les Vagues, 446.

25 Ibid., 460.

26 Ibid., 489.

27 Ibid., 491.



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