De l'usage du signifiant « au-delà » dans Les Nouveaux blessés de Catherine Malabou

Chantal Delourme

Université Paris Ouest Nanterre

Il faut se féliciter que [Freud] ait su trouver la place, à côté des significations existantes de la mort (religieuses, métaphysiques, philosophiques), de celles qui nous parlent de la mort dans la vie, du champ où ses figures se déploient, en conflit constant avec celle-ci – à travers les riches expressions de sa diversité : physique et psychique1.

  1. Le titre du livre de Catherine Malabou fait du signifiant « nouveau » un élément-clé de son orientation, de sa thèse : Les Nouveaux blessés2 se présente comme ouvrage qui ferait apparaître comme objet de pensée l'émergence d'une « nouvelle » forme de subjectivité dont le trait générique est rendu sous le nom de « nouveaux blessés », figures de « traumatismes contemporains » : l'argumentation se situe à la croisée de différents discours, philosophie, psychanalyse, neurobiologie, et l'éclairage philosophique constitue la scène polémique sur laquelle s'argumente la confrontation entre « la » neurobiologie et « la » psychanalyse. À l'articulation des médiations discursives, la pensée se donne donc pour objet de motiver ce vocable.

  2. L'expression « Les nouveaux blessés » implique rétroactivement un seuil, temporel et épistémologique, depuis lequel se constituerait, se découperait un champ, possédant au titre de son statut d'objet les qualités qui lui valent d'être dit « nouveau». La dimension d'attribution de la qualité et son inscription discursive sont ainsi gommées au profit de la valeur prédicative et du statut d'objet de pensée ainsi institué. Le titre pour autant met en jeu la tension d'opérations discursives même s'il en gomme les effets. De ce geste d'institution de la qualité d'objet/de l'objet, le sous-titre nous dit davantage : « de Freud à la neurologie, penser les traumatismes contemporains ». Il semble rabattre l'articulation épistémologique implicite sur un axe temporel marqué de séquences (liées au nom de Freud, par le biais duquel « la » psychanalyse est référée à la pensée de son fondateur, et à celui d'un champ scientifique, la neurologie), mais en fait les prépositions temporelles « de » et « à » servent d'indices de déplacement, voire de dépassement, lequel se trouve lui-même « fondé » par la référence temporelle au « contemporain ». Le seuil temporel, qui présuppose un en-deçà pour articuler une « nouvelle » émergence, est situé au miroir d'une position polémique qui se propose comme un « au-delà », un dépassement, une relève d'un certain nombre de questions. Le présent article se donne pour objet d'analyser certains usages que l'ouvrage fait de cette articulation signifiante impliquant le franchissement d'un seuil, d'une limite, d'un ordre, ainsi que d'interroger les différentes formes de tensions, de questions, et d'impensés qu'elle implique. Il y aurait dans l'impliqué « du franchissement » un reste dont l'ouvrage ne s'explique pas, qu'il voudrait emporter « sans reste » là où pourtant il le comporte dans le régime du discours, et en particulier de son jeu métaphorique.

Franchissement spéculatif ou jeux spéculaires

  1. L'ensemble de l'ouvrage se donne pour objet de penser la négation par-delà les formes sous lesquelles elle aurait été pensée jusqu'alors. Il en constitue la forme temporelle dans une élaboration de l'événement « traumatique » destructeur qui déterminerait une « nouvelle » « forme » de subjectivité. Cet événement prend la forme d'une rupture irréversible marquée par l'effraction contingente d'un accident, d'une maladie neurologique, ou d'un événement traumatique dont le trait commun est de souffler, « plastiquer » (selon cette valence de destruction qui appartient à la polysémie du terme) toute continuité dans la perception de soi et de son expérience. La césure de l'événement est sans appel et d'une certaine façon sans effet de rappel, et s'accompagne d'une rupture de l'identité. Sous le nom générique des « cérébro-lésés » le texte constitue la figure paradigmatique de cette « nouvelle » subjectivité, inscrit la pensée de celle-ci sous l'effet d'une destruction sans autre forme que son prolongement. Le sujet telle que la tradition philosophique de la phénoménologie de la conscience l'a pensé comme conscience réflexive, comme « soi » apte à appréhender son identité propre ou à la voir assurée dans le jeu dialectique avec la reconnaissance d'autrui s'y trouve moins mis en crise que, selon un régime d'intensité extrême, radicalement anéanti. Il en va de même pour sa capacité à se représenter comme « identité narrative », selon la formule de Ricœur3, instance de son propre récit de vie par lequel consiste sa dimension phénoménologique comme « sujet chez soi dont la remémorialisation biographique4 » assurerait une dite continuité. L'approche phénoménologique et celle de la narativité qui procède d'elle ne pose pas la question de sa (non)-traductibilité avec l'hétérogénéité radicale que comporte la métaphychologie freudienne. L'articuler au « soi » comme unité d'expérience et de récit repose sur un postulat de continuité de l'expérience narrative qui est référée à une conception mimétique de la représentation. La rupture « traumatique » devient la forme narrative d'une discontinuité posée depuis le réel « extérieur » de l'événement.

  2. L'événement traumatique et la destruction de la subjectivité qui en résulte sont ainsi paradoxalement dramatisés comme pris dans une continuité temporelle homogène, puisqu'elle ne permet aucun effet d'après-coup. Le sujet est d'une certaine façon identifié au trauma qui l'affecte, quelle qu'en soit la nature, et à ses effets destructeurs. Ainsi dans le cas des pathologies neurologiques (autres que l'accident cérébral), les différentes altérations qui sont l'effet des lésions ne sont inscrites ni dans l'ordre du degré – elle ne sont pas partielles mais d'une certaine façon intégrales, entières, absolues en tout cas dans leurs effets5 – ni dans l'ordre de la temporalité que cela soit celle d'un processus - de ses différents rythmes, de ses ralentissements possibles –, ni même selon le régime d'une intermittence d'états, ni selon un après-coup possible. Assimilée à un trauma, la lésion ainsi pensée abolit les formes du temps et les ordres qualitatifs, d'une certaine façon les formes par lesquelles s'historicise l'expérience humaine, que ce soit dans le cas d'une maladie sous la forme d'une pathographie ou d'une pathogenèse. C'est depuis ses effets les plus extrêmes qu'elle est assimilée à un trauma, depuis le fait que les atteintes cognitives interrompent les conditions de possibilité du récit de soi dans une continuité.

  3. Pourtant, dans ce cas le trauma ne relève pas d'un événement mais d'un seuil indécidable puisque pris dans le processus de la maladie. Il est clair que la dimension traumatique est donc instituée depuis ses effets : l'événement traumatique d'une certaine façon n'existe qu'à rebours du temps. Il est à ce titre un effet d'après-coup lié à la lecture qui en est faite et à l'énonciation qui gouverne l'argument dans Les Nouveaux blessés. Il y a donc un paradoxe qui est méconnu dans l'argument que propose l'ouvrage. La dimension de l'après-coup est évincée dans l'ordre phénoménologique et narratif de l'événementiel qu'il construit, et pourtant elle est réinscrite comme effet de la lecture/écriture proposée dans l'ouvrage, ce qui est en fait toujours le cas.

  4. On observe donc trois traits dans le traitement du terme « trauma » : une extension de son champ, une réduction de sa problématique temporelle, un effacement de ce que le trauma procède d'un effet de lecture. L'approche phénoménologico-narrative résulte en (ou provient de) l'effacement de cette temporalité et causalité complexe qui est le propre de l'expérience traumatique, et de sa pathogenèse, telle que la pense la psychanalyse : « Les paralysies de la conversion hystérique peuvent apparaître à la suite d'un choc physique violent mettant la vie en danger. […] D'autre part il existe, après le traumatisme physique, ce choc mettant la vie en danger, un temps de latence, “d'incubation” (Charcot) ou d'élaboration (Freud) qui fait penser à autre chose qu'à une séquence causale purement physiologique6 ». On pourrait avoir l'impression que c'est au profit d'une logique de l'effraction : l'événement et ses effets seraient pris dans un même collapsus, par lequel ils seraient d'une certaine façon contemporains l'un à l'autre « en » la césure. Mais le plus souvent ce n'est pas en ces termes qu'il est construit. « Evénement de l'accident », il est plus « événement » qu'accident dans le sens où ce qui arriverait c'est la coupure. En ce sens pourtant il témoigne de ce que « l'événement traumatique » est précisément l'irrracontable même. Il est bien posé comme « hors-sens », mais son non-lieu à la représentation narrative, sa dimension aporétique ne sont pas articulées, ainsi qu'en témoigne l'expression «  entre le coup du trauma et la réponse identitaire à ce coup » (62). Et s'il y a « élaboration psychique » telle que le propose le texte ce ne sera qu'au titre des effets cérébraux qui en attestent, d'une métamorphose biologique (262) et de la création d'une « autre identité », qui eux aussi sont pris dans une logique strictement causaliste.

  5. D'où le caractère paradoxal dans le traitement de l'événement traumatique puisque l'effet d'effraction est effacé au profit de l'événement. Quand il réapparaît (dans la dramatisation de son « implosion ») c'est que le « pathos » prend la place de l'aporie. Le texte semble donc prendre en compte la dimension traumatique alors qu'il dénie la puissance même de l'effraction : on comprend pourquoi celle-ci doit être reportée sur les effets (comme destruction d'une subjectivité) puisque l'événement traumatique dans son lien au sujet est pris, inséré dans la contraite d'une chaîne causale, dans la séquence événementielle la plus simple, qui le rend « absolument » déterminant. L'événement traumatique sera « déterminant » et causalité unique, et non pas « déclenchant » selon la dimension de l'après-coup, c'est la thèse de l'ouvrage. Dramatisé comme pure extériorité dans l'ordre de la réalité, hors anticipation, hors-sens, et à ce titre contingent , en ses effets, il réactive la figure du Fatum : tout de la destruction y est dit ; il est force de destruction érigée en surpuissance.

  6. Pourtant, c'est ici que s'opère un premier retournement : ce qui pourrait avoir valeur de terme, tant la valeur destructrice est amplifiée, ouvre sur une temporalité de son au-delà. La forme de l'expérience ainsi appréhendée dans sa forme-limite, voire à la limite des formes par lesquelles s'est pensée l'expérience subjective, est construite comme force d'interpellation de la pensée, comme « défi » (34). Il y a comme une forme paradoxale de cette négativité, de cette œuvre de destruction, et c'est à ce paradoxe comme forme qu'est donné le nom de « nouvelle » subjectivité. En effet elle est paradoxale « en » et « depuis » l'axiomatique phénoménologique qui la conditionne : à savoir en ce qu'elle est présente sur le mode de son absentement au monde et à l'autre, de son désinvestissement des objets, et de son incapacité à attester de soi par son récit, à se subjectiver par la parole et à constituer l'autre comme son destinataire. Le trait générique et paradigmatique du « cérébro-lésé » en effet met en œuvre une double économie de ce que le texte nomme « une déconstruction » (333) du sujet phénoménologique : en tant que les lésions affectent les zones cérébrales de la mémoire, ou de la cognition, il est une forme corporelle survivant à sa propre perte de sujet. En tant que, de plus, les accidents ou les lésions cérébrales s'accompagnent « d'une nouvelle identité », méconnaissable aux yeux des autres et souvent frappé d'agnosie à l'égard des autres, il est à la fois dissemblable à lui-même, perdu au lien à l'autre et aliéné par un autre lui-même. Cette « nouvelle » identité est pensée comme paradoxale à un double titre : elle est autre parce qu'elle est pensée comme l'effet de la destruction d'une personnalité antérieure, mais aussi parce que sous sa forme la plus extrême cette nouvelle configuration ne se ressaisit pas dans une conscience de soi.

  7. Mais le sujet ainsi défiguré est moins une déconstruction du sujet phénoménologique qu'il n'en constitue le double négatif. « L'au-delà » de la spéculation est pris dans les rets spéculaires : cette figure désastrée de la subjectivité dotée toutefois d'une forme phénoménologique d'existence au titre d'une « fin de partie » qui perdure7, voit le concept du « soi » pensé comme continuité, identité (sans que soient inquiétés ces termes) confronter son autre dans une forme d'existence qualifiée comme autistique, un « non-soi ». De même, elle pourrait apparaître comme ruine du continuum mimétique entre expérience et narrativité, mais d'une certaine façon le redevient au titre d'être, pour l'autre, le devenir de la destruction, le vivre dans le mourir. On pourrait proposer que la pensée phénoménologique rencontre « là » le clivage du sujet et la castration symbolique que son discours refoulait, voire en ce paradoxe d'une altérité méconnaissable et livrée au hors-sens une figure de l'inconscient comme effet de la négation qu'est le refoulement.

  8. C'est ainsi que l'événement traumatique en son idiome phénoménologique devient un opérateur dialectique : pensé comme forme de négation, dans son pouvoir de destruction, il devient générateur paradoxal d'une forme qui elle-même est œuvre de la destruction. Le texte égrène les variations de ce paradoxe : « formation d'une forme qui est négation de la forme » ( 273 ), « pouvoir plastique formateur-destructeur » (50), « la plasticité […] révèle son étrange pouvoir sculptural, qui forme par anéantissement de la forme » (95). Mais à nouveau surgit un paradoxe : en effet le tour dialectique assure une continuité logique à ce qui pourtant relevait d'une discontinuité. La « plasticité » est « formatrice », elle est donc temporelle et non la césure du temps.

  9. Le geste spéculatif dans Les Nouveaux blessés veut donc moins répondre de l'énigme suscitée par les effets des lésions neuronales comme le fait Oliver Sachs dans L'Homme qui prenait sa femme pour un chapeau8, qu'ordonner la logique dialectique d'une « métamorphose destructrice », à laquelle elle donne nom de « métamorphose à mort » (272), de plasticité sans relève, « une plasticité du sans remède » (307). Elle le fait en donnant figure à cette forme de l'expérience, mais aussi à cette approche de l'expérience comme « forme » qui trouve son tour dialectique dans le paradoxe : le « nouveau blessé » est d'une certaine façon cette figure conceptuelle par laquelle se pense « la forme de la négation de la forme » (273), qui elle-même constituerait un impensé et de la philosophie9 et de la psychanalyse. Il s'agirait de la penser par-delà Freud (mais peut-être davantage contre Freud10, selon la polysémie que ce terme implique), qui éluderait la question des formes de vie affectées par les effets des traumas provenant d'une extériorité « pure ». On voit également comment la spécialiste de Hegel rencontre en ce paradoxe qui est par-delà la dialectique et la relève, une forme qui est l'autre de ses objets de pensée de prédilection. Mais on peut également se demander si cette « forme de la négation de la forme » (273), rivée à une négation ainsi objectalisée, n'est pas sans autres échos spéculaires, et à ce titre si elle ne se joue pas sur une scène imaginaire. En effet penser cette « nouvelle » forme de la subjectivité uniquement comme forme matérielle qui insisterait dans ce qu' Olivier Douville appelle son « obstination biologique11 » reviendrait à réduire cette forme à être « un corps », soustrait à la possibilité « d'avoir » un corps, laquelle soustraction le retrancherait du monde des vivants et des humains : cela reviendrait à opposer au Réel qui fait trou la forme imaginaire d'une vie, en l'objectivant sous la mort qui la saisit et en objectivant la mort en elle, d'une certaine façon à faire de ce corps une figure où se regarderait la mort en face, sous les traits d'un mourir à soi désaffecté, dépourvu de « tout horizon d'attente » (223). Ce « mourir à soi désaffecté » de fait est l'autre, atroce, insoutenable, au point d'articulation de l'imaginaire et du réel, en tant que de l'impossible ce dernier reste voilé : figure de l'autre qui à la fois met au défi cette anticipation de la mort qui ne se fait que par celle d'autrui, et se soustrairait, par sa désaffection, de la dette de la vie et du temps généalogique.

  10. Mais si plus rien n'atteste des catégories de la subjectivité sauf au titre d'en figurer l'autre, selon quelle logique est alors maintenu le concept de subjectivité ? Il est en fait motivé par un nouveau retournement dialectique, qui est lié à l'usage du signifiant « blessé ». « Blessé » , « nouveau visage de la souffrance », il est paradoxal « sujet de la blessure » : « La destruction fait forme [...] elle peut constituer elle-même une forme de vie psychique. Le pouvoir plastique formateur-destructeur de la blessure telle que nous la pensons ici pourrait s'énoncer ainsi : toute souffrance est la formation de l'identité qui l'endure » (50). On pourrait entendre dans cette phrase la condition même du sujet psychanalytique qui ne naît au langage qu'à la condition de la « blessure » de la castration symbolique. Mais ce n'est pas ainsi que le texte construit cette subjectivité. Le terme « blessé » est chargé d'une économie signifiante qui comporte une généalogie sédimentée faite de dérivations. Il relève du registre médical, puisque c'est ainsi que la médecine chirurgicale le définit : « le trauma d'emblée, c'est la blessure conçue comme “percement” de la surface du corps12 ». Là où Jean Laplanche souligne qu'il n'est pas simple de retracer la « transposition13 » de cette notion en psychologie et psychiatrie, Olivier Douville de son côté fait remarquer le caractère récent du terme « blessure psychique14 » pour qualifier la névrose traumatique de guerre. L'usage qu'en propose le texte croise ces dérivations avec une autre. La « blessure » dont il est question emprunte ses traits à la lésion neurologique, en tant qu'elle affecte les capacités cognitives et émotionnelles. Le terme « blessure » relève donc du registre de l'affection, de l'être-affecté auquel le terme trauma donne une extension plus large et quelque peu abusive. Mais il trouve également une correspondance dans le registre médical de la neurobiologie, c'est-à-dire dans le registre de l'auto-affection qui caractérise le système neuronal et qui permet de localiser les effets mentaux et psychiques et produire des effets psychiques. L'auto-affection, « c'est le mouvement même de la totalité psychosomatique, fait d'un corps propre et d'un système nerveux » (77). Le cerveau s'auto-affecte mais aussi s'auto-désaffecte, selon le processus d'attrition ou de destruction des connexions neuronales. D'où la dérivation du registre du « pathos » que propose la phrase suivante : «  Se pouvait-il donc que le cerveau souffre ? Se pouvait-il qu'il existe un genre de souffrance qui crée une identité nouvelle, l'identité inconnue de l'inconnue qui la souffre ? Et se pouvait-il que la souffrance cérébrale soit cette souffrance-là ? » (11). La formulation ici brouille les registres, efface des seuils épistémologiques. Dire que le cerveau « souffre » (comme en d'autres pages il est dit qu'il parle) relève d'un registre métaphorique du langage. L'énoncé emprunte à la neurobiologie une approche causaliste du cerveau comme « lieu » des émotions : laquelle repose sur une forclusion de l'articulation de la vie psychique à la demande de l'Autre et de celle des traces mnésiques, de leur quantum d'affect, au langage. Toutefois le registre de la signification et du sens ne cesse de revenir dans les discours qui accompagnent la neurobiologie, selon un mode métaphorique qui contribue à un effet de lissage, de continuité. La possibilité qu'il y ait là une question de (non)-traductibilité des discours est déniée : « le cerveau se sent informé […] il est impossible de séparer “information” et “modalité sensorielle” : au sens propre, le cerveau se sent informé » (83). Au titre du glissement entre la présence à soi phénoménologique de l'auto-affection et l'être-affecté, il se sent donc « souffrir ». Le cerveau est donc le lieu où le pathos prend corps, il devient une synthèse patho-somatique hors le régime de l'articulation à la pulsion et le régime du signifiant : en tant que cette souffrance échappe à la connaissance du sujet, il serait le lieu de l'inconnu inconnu, enfin « localisé15 », là où « l'inconnu connu » de l'inconscient freudien (en tant que savoir inconscient) demeure atopique. Au passage, à être repris ainsi dans des formules spéculaires, est déniée la dimension de ce « reste » inconnaissable de l'inconscient freudien qui ne saurait être l'objet d'aucune relève.

  11. Tout autre serait la question qui consisterait à envisager le paradoxe de formes de souffrance qui échappent au « ressentir », à la conscience de soi, à une douleur éprouvée : paradoxes indéniablement liés à certaines atteintes neurologiques où la désaffection organique, et/ou le désinvestissement psychique ne sont pas ressentis par celui qui en est affecté. Mais ce sont également des paradoxes qui relèvent de certaines formes de souffrances psychiques, ou des états psychiques provoqués par des chocs traumatiques, qui, tels certains états psychotiques ne trouvent ni à se ressentir, ni à s'énoncer, ni à s'adresser. Dans ce cas, le sujet est hors sujet à sa propre blessure, celle-ci reste dans un registre de l'infra-verbal, « une phrase-affect16 » comme l'écrirait Lyotard, en attente de son articulation. Sans doute y a-t-il « là » des formes d'états psychiques extrêmes que rencontrent les psychiatres et les psychanalystes, ou qu'approche aussi la littérature17 : elles relèvent d'un souffrir irrejoignable, dans un au-delà absolu par rapport à ce qu'une attestation « cérébrale » en consignerait. « La souffrance cérébrale », au titre que le cerveau (ou bien l'imagerie?) en est le lieu, consignerait « un inconnu inconnu » au-delà du « connu inconnu » de l'inconscient freudien? Mais quel est le « lieu » de l'énigme de celui qui s'interroge sur le fait qu'il ressent ne pas ressentir, ou ne plus ressentir, ou de celui qui sent alors qu'il ne ressent pas, ou qu'il ressent par incorporation de l'objet réel comme le peut le sujet dit autiste ? 

  12. Par la charge de pathos du signifiant « blessure », le texte « fait sens d'un inconnu inconnu », pense, ainsi que le souligne Slavoj Žižek « l'absence d'engagement signifiant comme pathos18 ». Mais si c'est sous le sceau du « pathos » que cette figure est dite subjectivité et non sous le sceau d'être d'abord supposée comme sujet, dans son rapport à l' hétérogénéité intraitable de l'inconscient (sous des conditions aussi différentes que peuvent l'être les modalités psychiques), alors le statut de « blessé » est une projection spéculaire. N'est-ce pas alors sous le registre « pathologique » dans le sens de discours du « pathos » et non plus sur le « pathos » que la blessure ramène la figure de « la forme de la négation de la forme » (273) au sein de la communauté humaine, comme en témoigne le « maintenant19 » de l'investissement affectif du signifiant « visage » dans l'expression « visages de la souffrance contemporaine » ? Mais quelle est l'économie libidinale du régime métaphorique anthropomorphique ? Dans un écho lévinassien de réintroduire la figure d'autrui ? De servir de contrepoint aux passages où l'altérité de l'inhumain affleure lorsque le nouveau blessé est désigné comme « monstre », comme « psychisme froid » ? Ou bien serait-ce comme si in fine c'était dans l'articulation du pathos et du logos que la logique dialectique trouvait et sa relève et sa dimension d'adresse, à la condition sans doute aussi de faire du psychanalyste « apathique20 » son autre, comme en atteste la conclusion de l'ouvrage.

 

L'indifférence indifférenciée

  1. Un des axes de l'ouvrage en effet fait du « nouveau blessé » la figure paradigmatique pour élaborer une « pensée générale du trauma » (36-38). Du trauma étendu aux pathologies cérébrales dont la biologie du cerveau fait l'étiologie dans le cas de lésions cérébrales, au trauma socio-politique, le concept de « cérébralité » est censé rendre compte d'un vaste nombre de phénomènes regroupés au titre de leur registre « pathologique » sous lequel se rangerait « tout type de traumatisme psychique » (37).

  2. Cette entreprise est placée sous le sceau de l'éclairage « nouveau » qu'apportent les neurosciences « contemporaines » : « Les travaux des neurologues contemporains m'ont permis de découvrir cette impossibilité de trancher entre effets d'un trauma politique et effets d'un trauma organique » (20). L'argument s'appuie sur l'attestation quantitative que permettent les nouvelles technologies de la neurobiologie et qui sert de fondation, de socle qui serait sans au-delà ni en-deçà à l'argumentation : « ces pathologies n'en apparaissent pas moins nouvelles dans la mesure où l'on mesure aujourd'hui seulement leurs effets psychiques et pas seulement organiques21 » (35). La convocation de la neurobiologie permet une avération matérielle de l'affect, de ses traces neuronales, ainsi que de « l'indifférence et de la désaffection ». La différence entre organiques et psychiques n'est ici qu'apparente puisqu'elles ont en commun d'être avérées par leur réalité neuronale.

  3. L'ouvrage en effet dans sa reprise de ce qui est appelé la « thèse » des neurosciences pose une antériorité et une autonomie de l'auto-affection cérébrale comme fondation de la vie psychique : « L'autoaffection cérébrale est une sensualité logique qui rend possible l'attachement de la vie à elle-même, base de tout investissement érotique ultérieur » (83). Le vitalisme organique est ainsi pensé comme « origine » de la « vie » psychique. Là aussi ce qui est privilégié c'est une trame narrative causale : l'auto-affection, régulant la vie, est qualifiée « d'émotion vitale pure » (77), et constitue un « noyau », le Soi cérébral, « où se trame l'intrigue originaire de l'attachement à la vie » (81). Le Soi cérébral est une unité phénoménologique transformée en instance de narrativité : l'auto-affection écrit le récit de l'origine et l'origine du récit. L'extension de l'étiologie cérébrale des maladies neurologiques au statut neuronal donné au signifiant « indifférence » est ce qui permet la création d'un « nouveau » paradigme dont le « nouveau blessé » serait la figure. L'auto-affection « neuronale » est d'une certaine façon la plaque tournante d'une logique de l'assimilation : entre les « changements neuronaux qui sont la cause de la désorganisation psychique », ceux qui sont la « conséquence dans le cas des traumatismes socio-politiques » (37-38), voire les changements psychiques avérés par leurs traces neuronales, l'auto-affection neuronale est le signifiant-carrefour par lequel le discours se fonde.

  4. Il y a pourtant ici un différend, voire une rupture épistémologique, qui n'est pas prise en compte : il s'agit de celle qui oppose le concept de vie biologique et celui de pulsion de vie telle que l'élabore la pensée de Freud, puis celle de Lacan dans son retour à Freud22. Ces questions se posent en particulier à l'articulation de deux notions clés. Celle d'énergie, qui dans la pensée de Freud articule le psychique au biologique, et celle de représentant-représentation, ces deux articulations ayant chacune donné lieu à de nombreux débats. La première est évacuée au profit de la thèse des neuro-sciences : « le cerveau est une instance auto-affectable qui est parfaitement en mesure de traiter les sollicitations internes et externes » (60). Exit la pulsion23 et entre sur la scène l'affect. Quant à la question complexe de l'articulation entre pulsion et représentant-représentation, elle est réinterprétée dans une logique mimétique, sur la base d'une coupure entre la pulsion « organique » et le représentant-représentation : « la pulsion ne peut être représentée que par la représentation ». Chez Freud, il y aurait une coupure entre le soma et le psychique (alors que c'est la question de l'énergie, comme force, comme quantum d'affect, comme frayage qui conditionne cette articulation), seul le cerveau réalise la synthèse entre ces deux ordres24. J'y reviendrai.

  5. Quel est le noyau phénoménologique qui va permettre de congédier la dimension du sexuel dans la problématique du trauma ? C'est « l'indifférence et la désaffection », « la froideur » : elle constitue le trait de la condition post-traumatique sous toutes ses formes et se voit dotée d'un statut logique : « la froideur est l'argument le plus convaincant en faveur de cette métamorphose » (52). Il fait consister le trait de « l'identique », de la similitude qui permet de passer par-delà les différences entre les conditions, les formes d'expérience et les contextes dans lesquels elles s'inscrivent et de constituer le front unique des « nouveaux blessés ». Ce qui permet le lissage de cette « pensée générale du trauma » qui élaborerait dans la « cérébralité » son modèle, c'est le trait, nous dirons pseudo-phénoménologique, de l'indifférence. Celle-ci elle est présentée comme une donnée observable qui relèverait d'un «  type de conduite identique » (37) dans les différentes expériences évoquées, « de comportements présentant des points communs » (37) : « tous ont à des degrés divers, des comportements permanents ou ponctuels d'indifférence ou de désaffection » (37). La neurologie dans son approche mesurable des troubles cognitifs et émotionnels permettrait d'en avérer scientifiquement le trait paradigmatique : « Il s'agit de montrer que tout traumatisme a des conséquences sur les sites inducteurs d'émotion. C'est là le point qui permet de construire un paradigme commun à tous les « nouveaux blessés » (37). La rhétorique de l'émergence d'un « phénomène nouveau » (36) masque la circularité épistémologique que comporte le verbe montrer (puisqu'est montré ce qui est postulé), et le montage discursif de son élaboration. De plus, ainsi que le souligne Hélène Oppenheim-Gluckman, la notion de comportement telle que l'aborde la neuropsychologie pose de très nombreux problèmes épistémologiques : il n'est pas un signe pathognomonique, ne saurait constituer un élément sémiotique stable25. Enfin si la neurobiologie, dans son approche des lésions cérébrales, en particulier celles qui atteignent le lobe frontal, peut trouver trace neuronale des atteintes cognitives et émotionnelles, il y a un saut logique, un franchissement épistémologique à en déduire que les « non-émotions » avérées par les tests neurologiques relèveraient d'une étiologie de la cérébralité, dont in fine la psychanalyse aurait à être la relève. « Le paradigme commun » construit pour motiver le « concept de cérébralité » s'appuie sur ces présupposés scientistes : le statut épistémologique de l'avération l'emporte sur toutes les questions posées par le terme d'« émotions » et son usage, par la différence, entre autres, entre « émotions », « affects » et le terme freudien de « motions ». Est gommée également toute la question du statut signifiant de « l'émotion » (qui permet à des sujets de dire qu'ils ressentent qu'ils ne ressentent pas) ou de ladite « absence d'émotion » dans son rapport à L'Autre, et de son lien à la pulsion. Pour motiver la rupture épistémologique signifiée par le terme « au-delà », le discours repose sur des continuités discursives qui sont tout sauf non-problématiques.

  6. Le signifiant « indifférence » se voit ainsi fondé par la phénoménalité que lui confèrent les technologies des neurosciences et leur discours, sans que soit posée la question des modalités de la construction du signifiant par les technologies et les discours qui l'accompagnent. L'indifférence est ainsi construite en « neurological affective pathology » : « “an emotional deficit” that emerges from the neurocognitive materiality of the brain26 ». La biologisation de l'indifférence est en miroir de celle de l'affect et se voit donner au titre de son statut matériel dimension de preuve, de vérité irréfutable. La façon dont le signifiant est construit est donc en tout point en miroir de la façon dont l'affect est invoqué dans la théorie culturelle contemporaine qui se place dans le sillage des neurosciences. À ce titre, l'argument du livre ne saurait avoir dimension de critique de la façon dont le signifiant « empathie » opèrerait en faisant émerger son autre, « the improper body » sous les traits du sujet « désaffecté ». Bien au contraire elle en partage les présupposés : « neuropsychology, using technological and discursive means, produces bodies as capable or incapable of the generation of affect likewise positioned before the symbolic or the linguistic (in spite of any interpretation or mediation that may actually happen) to define the biological nature of the body upon which the ontological definition of affect relies27 ». Loin de franchir une frontière épistémologique et de fonder un nouveau paradigme, l'argument repose sur un postulat métaphysique, prêtant à « l'indifférence » le statut d'un avérable naturalisé, d'une « attestation biologique » (263) de l'absence de sens. Ce qui donne une autre résonance à certains passages où est proposé « un mélange hétérogène entre la nature et la politique28 » (260) qui se jouerait à la jonction de l'événement pensé comme coup, frappe, liés à l'incalculable et à l'immotivé qui le caractériseraient depuis ses effets de hors-sens. En effet la neurologie donne une autre assise épistémologique à cette assimilation : elle en avère tout à la fois les causes et les effets, leur donne un statut réaliste irrécusable.

  7. Mais il nous faut poursuivre. Si dans le cas des pathologies qui affectent le cerveau, la neurobiologie peut attester de leurs causes et de leurs effets, et ainsi constituer le lieu organique où s'attestent les « désaffections » neuronales à savoir les interruptions de leurs circuits, cette « réalité » neuronale ne saurait « constituer cérébralement » « l'indifférence et la désaffection » comme trait paradigmatique de la « condition post-traumatique ». « Constituées cérébralement » « l'indifférence et la désaffection » ne sont qu'un des noms de la disparition du sujet puisque n'est pas pris en compte le franchissement, l'irréductible frontière qu'il y a entre « l'auto-affection neuronale » et la dimension de « représentant » qui fait « l'accroche » cryptée de la pulsion, dans les effets du refoulement, à la vie psychique d'un sujet et qui lui est singulière. L'auto-affection cérébrale est en fait indifférente à la dimension du sujet clivé. Elle est le nom du lieu de son indifférentiation, puisqu'il y est objectivé en « être » un corps, elle est donc le nom de son universelle condition de corps. Elle est le nom par où s'opère sa mise à mort symbolique : à ce titre, la trace neuronale est « la forme de la négation de la forme » (273), et non pas l'inconnu du sujet.

  8. Le « nouveau blessé» est donc donné comme figure qui englobe différentes formes de pathologies, ou assimilées comme telles, sous couvert du terme « trauma » :

les comportements des sujets victimes de traumatismes dus à la maltraitance, à la guerre, aux attentats terroristes, à la captivité, aux abus sexuels, présentent des points communs très frappants avec ceux des cérébro-lésés. Il est possible de nommer ces traumatismes « des traumatismes socio-politiques ». Sous ce terme générique, il faut entendre tous les dommages causés par l'extrême violence relationnelle. (37)

  1. Quels sont les traits qui donneraient consistance à cette catégorique générique « mondialisée » (259)29? D'une part une pensée de « l'économie de l'événement comme accident » (38), d'autre part un même effet sur l'économie psychique dans son lien avec la « catastrophe » (38). La catégorie générique sous l'angle de l'événement est sous-tendue par une structure logique qui relève d'un parallélisme.

  2. Dans la figure du « cérébro-lésé » comme « nouveau blessé », la force de frappe imprévisible de l'événement désigné comme trauma (fût-il aussi divers que la survenue d'une maladie neurologique, les « accidents » des lésions, ou l' « accident » cérébral) a fonction de causalité implacable et absolue : ses effets le convertissent en nécessité fatale. C'est également sous les traits de l'aléa que l'auto-affection elle-même est dramatisée : « La manière très particulière dont le cerveau s'auto-affecte, sans bruit, sans signes extérieurs et tangibles, et qui ne se révèle que par accident, dans l'absolue fragilité d'une exposition inconsciente d'elle-même » (63). Le signifiant « accident » ainsi circule, glisse de la catégorisation de différentes pathologies, au titre de leur cause commune, à une métaphorisation du pathos lorsque le cerveau devient ainsi le site d'une première vulnérabilité. Le trait de l'accident sert une triple économie : il abstrait (dans le sens de soustraire) l'événement à un ordre causal et temporel, il fait de lui la cause unique, et de plus lui prête une charge de « pathos ».

  3. Dans le « sociopathe » comme « nouveau blessé », les déterminations socio-historiques sont placées hors-champ, et l'événement est présenté comme contingent en tant qu'il est dépourvu de motivations et de finalité. L'intrication des déterminations liées au champ du socio-politique est gommée au profit de ce que l'accident est ici événement dans le double sens étymologique de « accidere » : celui de « caedo », de l'imprévisible « il arrive » qui « tombe sur », et celui de « cado » dans son effet d'entame, de coupure. L'événement n'est pas pensé comme historique et malgré la réserve énoncée (« les traumas politiques ne surviennent jamais par hasard » 38), relève de la catégorie aristotélicienne de la « causalité accidentelle30 », de la tuché, en tant qu'elle peut être non téléologique, ainsi qu'en témoigne le fait qu'il soit appréhendé comme « intentionnalité masquée », « accident[s] immotivé[s] » (38). Le géo-politique n'est pas incarné dans les rapports intersubjectifs, ni articulé aux pouvoirs et aux discours qui à la fois le constituent et permettent de le penser. Les formes historiques du socio-politique, « la violence relationnelle » se voient abolies sous la forme du seul trait aveugle de la cause accidentelle : « l'oppression politique aujourd'hui prend elle-même le visage de la frappe dénuée de raison » (39). C 'est comme si ce qui se rencontrait dans le contemporain était l'autre de l'histoire telle que la pense Hegel. L'histoire est pensée moins au travers des conflits, voire des chaos, qu'elle génère, que dans seul son effet de hors-raison, de hors-sens : elle semble rencontrer dans « le nouveau blessé », dont l'identité est pensée comme abolie, la figure humaine qui est la mise en abyme/abîme de son « pur » effet, l'un l'autre saisi dans une spécularité « contemporaine ». Dans cette spécularité mortifère de la destruction, dans cette réversibilité de la cause et de l'effet, se joue une double élision : celle de la figure de l'Autre et celle de la figure du sujet.

  4. Les topoi du cérébral et du géo-politique manifestent ainsi une étrange isomorphie : à être abstraits des séquences causales et absolutisés, ils constituent l'un et l'autre une scène tragique, voire métaphysique, hantée par la figure de l'accident, l'idée « pure » de ce qui arrive du Dehors dont la force de frappe, imprévisible, incalculable, fait se conjoindre imprévisible et nécessité, à savoir le « il arrive » de la mort elle-même. L'effet de désymbolisation des lésions cérébrales partage avec la violence politique un rapport au hors-sens puisque celle-ci, dans ses traits « contemporains », est présentée comme « illisible », elle-même catastrophe du sens : « L'ennemi aujourd'hui, c'est l'herméneutique31 » (259).

  5. La pensée de l'accident ainsi formulée sous le sceau du signifiant trauma hors dimension historique est elle-même soufflée par le Réel. Car ce qu'approche et que manque tout à la fois l'écriture, c'est le Réel de la mort elle-même. L'indifférence est peut-être le trait par lequel elle ne peut que manquer à se dire, le trait de son aporie.

Lectures différenciées de l'indifférence

  1. Malgré tout, il y a peut-être à différencier ce qui se voit donner le trait paradigmatique de l'« indifférence et la désaffection » et à le replacer sur la chaîne syntagmatique des discours. Différencier « l'indifférence » qui gommerait altérité et réflexivité sous toutes ses formes, c'est peut-être objecter à cette représentation du « nouveau blessé » comme n'étant que la forme survivante à et de l'abolition de son « identité antérieure », si tant est que celle-ci ait jamais « existé » autrement qu'articulée aux différentes dimensions du langage. Au lieu d'absolutiser sa figure mélancolique où il ne serait plus que l'ombre portée de sa lésion ou de son trauma, comme Freud parle de l'ombre de l'objet sur le moi du mélancolique, et ne lui survivrait que pour n'être plus que la forme du préjudice par où le trauma « pur » prendrait corps, il est possible de penser des passerelles qui tissent des fils entre l'avant et l'après, la discontinuité et la continuité, l'effraction et les bribes symboliques qui peuvent en être ressaisies, dans les différents temps subjectifs et collectifs de ce qui ferait son « contemporain ». Non pas sur le mode d'une dialectique mais en en inscrivant les traces dans l'ordre du signifiant, selon les différentes façons qui lui sont possibles de se signifier. De telles passerelles semblent souvent possibles qui permettent au sujet d'articuler sa parole à des bribes de son expérience, par-delà l'effraction du Réel. Il est alors possible d'articuler une approche du symptôme telle que Freud l'a élaborée dans son rapport à l'énigme, et une clinique qui prend en compte la dimension du hors-sens dans l'expérience du sujet. Ce qui se joue alors c'est moins une opposition entre deux étiologies que la façon dont la « scène du trauma rejoint celle de la naissance de la parole au risque de la mort et de la folie32 ».

  2. Dans son ouvrage La Pensée naufragée, Hélène Oppenheim-Gluckman propose de telles articulations. Cette approche permet un tiers terme entre « le roman neurologique » d'Oliver Sacks ou Louriia qui est disqualifié dans Les Nouveaux blessés, parce qu'il « animerait » le récit du patient en fiction sublimatoire, et la sidération dont témoigne l'argument dans Les Nouveaux blessés pour une « nouvelle forme de subjectivité » paradoxale puisqu'elle se réduirait à un sujet pensé comme auto-affection cérébrale, faisant subsister une forme de vie sous les seuls traits d'une « désaffection du pouvoir de vivre et de mourir, une durée de vie sans vie pour durer » (113). Or si l'on ne rive ces expériences à leurs formes extrêmes qui hantent l'ouvrage, des relations peuvent être articulées entre continuités et discontinuités en tant qu'elles seront prises dans les conditions et les effets du langage mais non subordonnées à une narrativité. Ainsi là où l'Autre est dramatisé comme élidé, il peut dans l'expérience clinique d'Hélène Oppenheim-Gluckman33 permettre un étayage par-delà la déliaison du narcissisme primordial : l'expérience du patient trouve alors à s'appuyer sur les « prothèses de souvenirs34 ». L'Autre se fait ainsi le dépositaire d'une mémoire blessée, d'une vie de sujet désirant, témoigne et de son histoire de sujet jusque dans son inconnaissable et de l'impossibilité où il est de la dire ou de la subjectiver. Destinataire d'un mutisme dans lequel il préserve ou restaure des traces pour l'autre, il est d'une certaine façon la figure du témoin telle que la pense Giorgio Agamben lorsqu'il écrit « le sujet du témoignage est celui qui témoigne d'une désubjectivation35 ».

  3. Loin de la discontinuité sans appel et sans rappel, productrice de hors-sens et ruine de l'herméneutique36 que dramatise « la condition post-traumatique37» (48) altérée par un moi « aliéné », « inauthentique », Hélène Oppenheim parle de « néo-identité », et de « confabulations ». Ces « confabulations » sont moins l'indice d'une ruine de la subjectivité qu'une possibilité de son étayage, et rien ne dit que les signifiants à travers lesquels elle s'exprime n'aient pas valeur de traces mnésiques38. Par ailleurs ces confabulations ne sont pas sans interroger l'opposition entre un passé autre que lui-même et un passé qui serait identique à lui-même, opposition qui sous-tend l'argument lorsque sont opposés, comme dans la phrase suivante, « la vision et le contenu du passé lui-même »et « l'inauthenticité et la facticité » qui caractériserait cet « autre psychisme » effet de l'événement traumatique » (252). La division instaurée par le texte ne prend pas en compte l'articulation du passé à la dimension symbolique du discours, à savoir la dimension de la castration symbolique qui fait « du contenu du passé lui-même » un non-identique à soi, un passé qui ne fut jamais présent. Chez Freud comme chez Lacan autrement, les traces mnésiques refoulées, ne ressurgissent jamais telles qu'en elles-mêmes, mais font l'objet de déplacements, de défigurations. L'indestructible de la trace n'est pas synonyme d'un identique à soi.

  4. Ruinant l'opposition dressée entre des catégories dont toute l'histoire épistémologique est abrasée lorsqu'est évoquée la substitution du « nouveau blessé » « au possédé ou au fou de l'ancienne médecine, au névrosé de la psychanalyse39 » (48), la pensée élaborée depuis la clinique sous la plume d'Oliver Sacks aussi bien que d'Hélène Oppenheim-Gluckman, entre autres, soumet une telle opposition entre psychose, névrose et « condition posttraumatique » à une interrogation critique de deux façons : d'une part en ne cessant d'interroger le statut épistémologique donné aux symptômes40, d'autre part en tenant compte du fait qu'un même sujet peut être traversé d'états psychiques qui relèvent de différentes structures. Les événements traumatiques peuvent en effet provoquer une décompensation des structures psychiques qui lèvent la censure et le refoulement, mais cette altération est elle-même différente des néo-symptômes d'étrangèreté et de xénopathie liés à l'expérience de la maladie. Pour d'autres patients, dans le cas d'accidents provoquant des lésions cérébrales, l'événement a moins dimension de « contingence pure » qu'il ne fait effet de passage à l'acte, dont le sens peut être en partie ressaisi dans l'effet d'après-coup. Pour d'autres encore, la temporalité de l'après-coup implique une lutte contre les effets de non-sens de l'événement, la façon dont son Réel excède les représentations du sujet, et contre le repli mélancolique. Dans ce cas c'est dans la relation d'objet, qui peut affecter le lien du sujet à lui-même que se jouent les motions inconscientes de néantisation. La rupture avec le passé et le moi antérieur fragilise ce lien à l'Autre qui touche à ce qu'il y a de plus primordial dans la genèse du sujet psychique. Cette identification mélancolique, malgré la prostration et le désinvestissement qui souvent l'accompagnent41, peut être accessible aux effets de la métaphore. Cela tient parfois, ainsi que le souligne Olivier Douville à propos de la mélancolie, à ce que le psychanalyste puisse présentifier un « objet apte à survivre à la destructivité mélancolique42 », position ni neutre ni compassionnelle qui se soutient d'un transfert. L'« au-delà » de l'effet de « césure » de l'événement qui ne peut que cliver l'expérience du sujet en deux temps est traversé par les effets du signifiant qui charrient des traces immémoriales. Mais cela implique un changement d'axe : non plus élaborer une pensée qui accidente le sujet, non plus assujettir le sujet à l'a priori d'une forme, puisqu'il ne trouve à se dire que de la lutte entre différents destins pulsionnels, depuis un clivage constitutif de l'identité, ou encore depuis différentes structures psychiques, parfois au sein même de son histoire. On le voit, une des questions prévalentes que soulève l'ouvrage et qui n'est pas posée comme telle, alors même qu'elle se place à l'articulation des discours confrontés, c'est celle du statut épistémologique du concept de sujet.

  5. Ceci vaut encore plus en ce qui concerne l'extension du « nouveau blessé » au champ du géopolitique. Amorcée dans l'introduction, cette extension est reformulée ainsi plus tard : «  le problème est bien celui du phénomène global de la violence psychique – que l'on entende par ce terme la violence multiforme dont souffrent les victimes ou la violence qu'exercent les criminels et les bourreaux ? Qu'est-ce que la froideur émotionnelle aujourd'hui ? » (275). La question est reformulée deux pages plus loin comme réflexion philosophique sur « la formation d'identités nouvelles par destruction » (276).

  6. À formuler les choses ainsi, la pensée arase toute possibilité de penser sa propre question, la détruit par avance. Le retournement dialectique devient une sorte de mécanique qui réitère ses formules, livré à son propre principe de répétition logique. D'une part, des « pures » victimes, pensées uniquement sous le sceau du dommage, tort et ou préjudice ; d'autre part, en miroir en fait, des « bourreaux », « pures » figures de leur destruction (où sens actif et passif s'entre-échangent), placées sur la scène « du » géopolitique contemporain rendu d'une certaine façon atemporel et atopique. Or c'est peut-être à la croisée de la pensée politique (comme celle de Jacques Rancière43), de la sociologie, de l'anthropologie et de la psychiatrie (comme dans l'ouvrage de Didier Fassin et de Richard Rechtman L'Empire du traumatisme44), ou bien du social et de la clinique psychanalytique (comme dans l'ouvrage de Paul-Laurent Assoun45, Le Préjudice et l'idéal), ou bien encore depuis « la clinique du Réel46 » (dont témoigne le livre d'Olivier Douville, Guerres et traumas) que se formule un certain nombre de questions qui sont arasées sous l'effet d'une « axiologique » : celle-ci n'opère qu'à se nourrir de trop d'assimilations, qui gomment les lignes de différenciation. Le signifiant « victime » tout aussi irrécusable qu'il paraisse dans sa reconnaissance d'un tort et d'une souffrance, n'est pas sans ambiguïtés redoutables, et, ainsi que le soulignent Didier Fassin et Richard Rechtman,  requiert une vigilance critique quant à son usage.

  7. Mais plus précisément, reprenons la mise en regard de l'ouvrage d'Olivier Douville et de la réflexion proposée dans Les Nouveaux blessés. Dans le contexte géopolitique contemporain, ceux-ci seraient les figures d'une vie dont « l'indifférence et la désaffection » à l'autre et à eux-mêmes témoigneraient d'une force de destruction qui « œuvrerait au-delà de l'amour et de la haine » (336). Leur évocation semble osciller entre deux figures. Soit en eux se figurerait une Altérité dont « l'obstination biologique » prendrait la forme d'un « Réel neuronal », loi aveugle et naturelle, hors tout régime de la métaphore, que le terme d' « inconscient cérébral » viendrait toutefois, ainsi que le souligne Slavoj Žižek, doter d'une forme spirituelle inhérente à la matière. La spéculation laisse affleurer l'Unheimliche et la distinction entre concept et affect se brouille. Cette première figure serait destruction de l'inconscient freudien, « au-delà » de sa pensée par Freud comme « indestructible ». Comme si cet indestructible était une forme de toute-puissance dont les dommages cérébraux auraient raison (223). Soit les nouveaux blessés auraient encore accès au langage, à la métaphore, mais pour n'y articuler, quand bien même ils ne seraient pas en état de la dire, que « l'annulation du passé» (345) dont l'interlocuteur « accueillerait » la souffrance inconnue à celui qui la vit. En cela, cette deuxième figure viendrait mettre fin à l'entreprise herméneutique et à l'inconscient comme structuré « comme un langage » : « La différence entre traumas organiques et traumas politiques s'estompe sur le point précis du type d'événement qui leur donne naissance, événement sans signification, brut, qui tend à effacer son intentionnalité pour s'annoncer comme un coup porté à toute herméneutique » (345). L'engagement du sujet dans le signifiant, quand cela lui serait encore possible, ne serait là que pour construire la scène compassionnelle de son interlocuteur.

  8. Alors que l'événement est figuré sous sa forme la plus absolue de contingence « pure » qui saisit un sujet tout entier saisi par lui, dans une implosion sans jeu et sans reste47, l'élaboration clinique de l'anthropologue et psychanalyste Olivier Douville est l'occasion d'une pensée toute autre de l'effraction du Réel dans l'histoire contemporaine. Depuis des lieux géopolitiques marqués par des contextes de « guerre illimitée », il fait apparaître l'entrelacs des articulations signifiantes dans laquelle se trame l'événement traumatique et les relie aux temporalités complexes de l'histoire du sujet, et ce au sein des formes socio-politiques où il se trouve. L'événement traumatique y est pensé dans son rapport à l'Autre, c'est à dire à l'histoire et à la sienne propre, et au sein de ce champ historique qu'est le géo-politique.

  9. Là où le texte des Nouveaux blessés construit l'événement sous les traits tragiques d'un préjudice irrémissible et irréversible que rassemble la fixation au terme du « blessé », le geste du psychanalyste à l'inverse, ainsi que le suggère Paul-Laurent Assoun, pense la force irruptive du hasard, sa violence de non-sens et son pouvoir de déliaison, de désymbolisation et en même temps en réinsère certains effets dans une « causalité occasionnelle », en motive certains traits du rapport à l'Autre. Cette dimension de l'Autre peut être appréhendée à différents niveaux, sur différentes échelles. Dans les pays où prévalent des conditions de conflits et de guerres qui perdurent48, c'est tout d'abord la rupture des médiations symboliques et des continuités généalogiques, voire la forclusion du symbolique, qui exposent à des positions subjectives ou s'indifférencie le rapport entre le mort et le vivant. L'ancêtre peut y prendre la place d'une instance Surmoïque terrifiante et toute-puissante qui appelle à la vengeance. L'élision de la place de sujet peut opérer dans les conditions sous lesquelles la naissance de celui-ci a été signifiée, car c'est souvent sous la condition d'être « mal accueilli et porteur de mort », « mal assuré de la dette à la vie » que semblent inscrits  «  nombre d'enfants partie prenante d'être sous la guerre49 ». « L'indifférence » n'y est pas qu'un effet du souffle du Réel : elle est le résultat d'une construction en l'autre de la « mort comme pur réel, comme objet ». Dans la mort de l'ennemi, comme dans la mort du semblable, « c'est l'appartenance de la victime au monde de la mort humaine qui est visée », et ainsi que le souligne Olivier Douville, « nul n'en sort indemne50 » car c'est la possibilité même du trauma qui est alors élidée. Elle est également produite par l'usage de drogues qui procurent un sentiment d'être indestructible et immortel, de telle sorte que le sujet est ex-centré de la scène du monde et de lui-même. Mais encore l'indifférence est le fruit de la disparition des individualités sous l'effet de ce qu'il appelle une « massification du lien » dans le groupe qui expose à la fois au sacrifice de soi et à une tension agressive féroce. Ce qui s'esquisse ici n'est pas une indifférence naturalisable comme le suggère le fait que la différence entre la nature et l'histoire s'estomperait sous les traits de la frappe de la contingence, mais sa construction historique dans les effets du rapport à l'Autre. Ce n'est pas non plus cette indifférence « vérifiable », « mesurable » à laquelle la neurologie donnerait sa caution et dont se fait l'écho la phrase suivante : « Pensons à ceux qui font souffrir […] suivant une décision de métamorphose qui finit pas être cérébralement constituée elle aussi comme indifférence à la souffrance » (325). Ce qui est qualifié du nom d'« indifférence » est la trace en creux d'« un trauma silencieux qui ne se profile que de l' “incise” de la parole rétroactive51 ».

  10. De telles destructions psychiques se transmettent à travers les réseaux signifiants par lesquelles elles sont relayées. Elles œuvrent dans le temps historique, rompent le temps généalogique et entravent le lien social. Les instances Surmoïques sont fabriquées par le politique qui réduit l'identité à « une origine primitive, humiliée » non décomplétée par le rapport à l'altérité, et l'injonction de l'amnistie tout autant que les différentes formes de silence aggravent les processus de désaffiliation. Ces processus produisent à leur tour des effets de massification et des clivages : or il est à noter qu'un des signifiants qui opère un effet de groupe homogénéisant, c'est celui de « victime52 ».

  11. La « blessure psychique » ne peut pas se penser sous le sceau du générique, de l'assimilation à « une forme de la négation de la forme » (273) qui la rive à une formule paradoxale. Il y a là un différend irréductible entre la proposition philosophique telle qu'elle est ici formulée et l'approche psychanalytique, un « au-delà absolu » : celui qui oppose la pensée du sujet sous la catégorie d'un concept qui le subsume comme le voudrait le concept de « cérébralité », et celle qui aborde la vie psychique53 sous l'hypothèse de l'inconscient, dans son lien à l'inconnaissable. C'est ce que montre l'expérience clinique d'Olivier Douville auprès des adolescents sous la guerre. Là même où les destructions psychiques ont opéré de tant de façons depuis ce qu'ont été les conditions de leur rapport à l'Autre, il arrive qu'un événement permette une rencontre avec l'impossible et une résurgence de l'affect d'angoisse : l'expérience d'avoir échappé à la mort et le sentiment d'être un survivant, la mort d'un compagnon à l'occasion de laquelle ils éprouvent soudainement le désir d'un rituel. Le ressort psychique se trouve précisément dans la réactivation d'affects primordiaux, qui permet à un « savoir de gagner quelques marges sur le réel54 », à l'angoisse de faire pièce à la terreur qui l'interdisait et à la parole d'arracher quelques bribes à une loi de silence déréalisante. C'est le hasard, cette Tuchè, qui fait échapper le sujet à la mort, qui lui permet de remettre du jeu entre « forme » et « négation de la forme » en les renvoyant à des signifiés différents et à la différance de leurs signifiés. D'échapper au destin qui à l'inscrire trop absolument sous le sceau d'un Réel conçu « sous la toute-puissance mythique qu'est la Tuchè55 », le soustrayait à toute survivance psychique et survivance de cet inconnaissable qui est sa part extime, et d'échanger « Moira (la réalité pensée comme lien funeste de l'Autre à l'égard d'un sujet) contre Ananké56», cette nécessité interne à la vie psychique du sujet dont certaines bribes, dans des contextes de cauchemar, peuvent encore être symbolisées. Une telle symbolisation mettant au travail le signifiant et certaines des modalités sous lesquelles le sujet s'y est inscrit met en cause cette scission selon laquelle « un psychisme tout autre est susceptible d'apparaître sous l'effet du trauma et de la catastrophe » (322), à ne pouvoir que s'y abolir, et vient subvertir la qualification phénoménologique de l'expérience du sujet comme  « improvisation existentielle de l'accident » (322).

Au-delà du principe de plaisir

  1. Une des thèses de l'ouvrage, ainsi que le souligne le titre de son dernier chapitre, consiste à faire valoir qu'il « existerait » un « au-delà du principe de plaisir » que l'essai de Freud qui porte ce titre57 aurait échoué à penser : « La limite de la psychanalyse est d'avoir échoué à admettre l'existence d'un au-delà du principe de plaisir. Cet au-delà qui serait aussi l'au-delà de toute guérison, de toute thérapie possible manque à apparaître dans le texte de Freud58 » (309). Il s'agirait donc de donner consistance à ce qui est de façon récurrente qualifié d'impensé, non pas au niveau des présupposés ou des implications signifiantes de certains termes ou de certaines articulations logiques mais en tant qu'un pas aurait manqué à être franchi. Quelque chose n'aurait été reconnu, aurait manqué à être identifié, ou encore aurait été dénié : une « forme » de la négation n'aurait pas été pensée. Les questions soulevées par les modalités de l'intertextualité qui caractérisent en particulier les chapitres de cette troisième partie, par les effets de lecture/(ré)-écriture qu'ils engagent, et par la question de la (non)-traductibilité entre les discours sont innombrables. Je m'attarderai sur quelques-unes de ces articulations.

  2. Le geste critique consiste à poser « en premier » un « savoir » que le cerveau aurait de sa propre mortalité : « le cerveau ne se conduit jamais comme s'il était immortel […] Ce « savoir » biologico-symbolique est l'épreuve originelle de la fragilité comme exposition absolue à l'accident ». (89). Même si le mot « savoir » est mis entre guillemets, l'anthropomorphisation du verbe « se conduire » tend à assimiler le processus de la mort organique et l'auto-régulation neuronale qui l'accompagne à un processus « symbolique ». La valeur métaphorique du mot « symbolique » pour désigner les modalités du circuit neuronal comme relevant d'une « logique » de l'auto-affection gomme la dimension matérielle et physicaliste de ce qui est décrit, et la clôture auto-référentielle de l'auto-affection ainsi appréhendée. Là où Freud a été tenté par certains échos métaphysiques du concept de mort en biologie lorsque dans Au-delà du principe de plaisir il fait de celle-ci une force immanente dotée d'une fin59 mais pour s'en éloigner, s'en démarquer, la phrase citée plus haut pose la finitude et la vulnérabilité comme une « é/preuve » thanatique « originelle » : les lésions ne seraient pas des destructions cellulaires dont le cours peut être irréversible, mais les circuits neuronaux en constitueraient l'é/preuve comme un « « se« saurait » mourir » » : « L'auto-affection cérébrale est le processus biologique, logique et effectif par lequel la finitude est constituée en noyau vif de la subjectivité sans jamais pouvoir devenir en même temps un savoir du sujet » (88). Les processus de destruction biologique, les effets des lésions qui affectent le soma, se voient ainsi anthropomorphisés et narrativisés en un être-destructible, être-vulnérable, donné pour condition première de la finitude. Le registre narrativo-phénoménologique qui revient à rappeler le corps à « sa » finitude métaphorisée comme « noyau vif », au profit d'un glissement entre les discours, procède d'une qualification métaphysique du soma. Au-delà de la mort de la pulsion, il y aurait ainsi une ontologisation du mourir, comme « retour à la passivité immémoriale du non-vivant » (201).

  3. Car il s'agit que le tour dialectique de la pensée ici proposée pousse la logique d'une « plastique de la mort » (53) : la destruction neuronale dans sa capacité à affecter et à détruire les ressorts de la vie psychique s'opposerait au caractère indestructible de l'inconscient freudien. Elle serait « formation de la négation de la forme » (273), et ne trouve à se prolonger que dans la pensée de formes de vie où le signifiant « thanatos » se confondrait avec une forme de vie paradoxale qui n'en serait plus que l'effet : elle conditionne la pensée de la « condition post-traumatique » comme césure absolue de la subjectivité, émergence d'un « autre psychisme ». Ce psychisme est pensé comme assujetti à la destruction : « la destruction fait forme, […] elle peut constituer elle-même une forme de vie psychique. Le pouvoir plastique formateur-destructeur de la blessure telle que nous la pensons ici pourrait s'énoncer ainsi : toute souffrance est formation de l'identité qui l'endure » (50). La blessure se voit dotée d'un pouvoir absolument déterminant et le clivage n'est pensé que dans son expression phénoménale. À ne pas être pensé comme condition du sujet puisque cette dimension est d'une certaine façon forclose par le « soi » narrativo-phénoménologique, le clivage fait retour dans le réel.

  4. L'effet du postulat dialectique conduit la critique de la pensée de Freud : il s'agit de désintriquer la pulsion de mort de ce à quoi Freud continuerait à la subordonner, le principe de plaisir et ses investissements libidinaux. Mais cette désintrication est prise elle-même dans une ré-écriture de la pensée de Freud qui est pleinement déterminée par le schème narrativo-phénoménologique. Il nous faut reprendre à ce point la question complexe de l'articulation entre pulsion et représentant-représentation, dont j'ai suggéré qu'elle était réinterprétée dans une logique mimétique. Chez Freud, il y aurait coupure entre la pulsion « organique » et le représentant-représentation : « la pulsion ne peut être représentée que par la représentation ». C'est à la faveur du mot représentation que la lecture critique opère en fait un remaniement d'ordre phénoménologico-narratif. En effet la vie psychique freudienne en tant qu'elle est liée à la question du sexuel y est présentée comme narrativisée : le destin de la pulsion et les instances de la métapsychologie sont intégrées dans un ordre narratif autonome puisque ce sont les instances psychiques elles-mêmes « qui décident du sens de l'événement60». Le vocabulaire de l'intentionnalité, plaçant les instances sur un même plan imaginaire, gomme la force inconsciente à l'œuvre et l'enchevêtrement des surdéterminations. De même le symptôme est retraduit en « puissance mimétique » de l'organique (167), sans faire trace de l'hétérogénéité des forces en jeu ; il est placé « à la croisée de l'accident et de l'herméneutique », ce qui en fait « un accident significatif61 » (149), comme si la signification était sans reste et liquidait les conflits. La distinction entre la vie psychique, son élaboration théorique et la cure disparaît au profit d'une représentation homogène et continue relevant d'une narrativité herméneutique. Toute la clocherie liée à l'inconscient qui est son seul régime de causalité, la violence de ses conflits, l'intraitable de sa force agissante sont forcloses : la psychanalyse est convoquée au titre d'une auto-régulation narrative herméneutique, elle-même rabattue sur la seule logique causale impliquée par « l'étiologie de la sexualité ». Elle est tout entière assimilée à une entreprise herméneutique, quel qu'en soit le plan, vie psychique, logique spéculative, transfert : elle n'a à faire ni avec l'énigme, ni avec la surdétermination, ni avec l'indécidable, ni avec l'inconnaissable, ni avec le reste. Elle est référée à un ordre intégratif du sens.

  5. On retrouve la prévalence du schème homogénéisant qui préside à une « traduction » de la pensée de Freud dans les pages consacrées au sadisme et au masochisme dans l'essai Au-delà du principe du plaisir. Freud argumente alors des effets de la pulsion de mort à travers la façon dont elle se met en jeu dans la relation d'objet, et dont elle s'articule du ressort de l'énergie libidinale. Dans la lecture critique qu'en propose la thèse des Nouveaux blessés, les conflits de la vie psychique, leur force de chaos et de déliaison sont effacés au profit d'un registre événementiel et pathétique : ils sont présentés comme des « affections traumatiques graves » et des « circonstances catastrophiques » (310). Les motions de haine et d'amour ne sont pas l'occasion d'un désaisissement du « moi », d'une opacité conflictuelle qui a force disruptrice, mais sont au contraire lissées dans une ambivalence assagie sous les traits « d'une intrigue » : y est mis en scène « le couple de l'amour et de la haine, de l'amour renversé en haine, c'est-à-dire, d'une intrigue du plaisir » (313). L'inconscient est ainsi dans ces lignes ré-écrit comme une modalité de mise en intrigue selon une forme temporelle causale et vectorisante. La causalité psychique est alors tout entière intégrée dans un paradigme herméneutique. La pensée de l'événement sous le seul trait d'une causalité déterminante projette son ombre sur la traduction phénomélogico-narrative qui est ainsi opérée : ce qui est alors impensé c'est la force de disruption et de déliaison de la causation psychique, la contradiction de ses déterminations depuis la force agissante du refoulement, la puissance du ressort dénégativant. Ressorts psychiques du négatif qui ne se laissent pas subsumer sous le concept de « forme » phénoménologique « de la négation » mais qui au contraire relèvent d'une hétérogénéité défigurante et implacable échappant à l'ordre narratif, et à la régie du concept de forme.

  6. Il n'est pas surprenant que le geste critique vise alors ce qui ferait trace dans la pensée de Freud et de son texte d'hétérogénéité dans l'ordre des énergies, du temps et des instances. La rhétorique obéit à une logique selon laquelle il faudrait ne pas prendre en compte les remaniements de la pensée et les réarticulations qu'ils impliquent, mais tendre vers un régime de l'absolu, à entendre dans sa valence de déliaison, d'abstraction dans le sens où il se soustrairait au possible jeu différentiel des signifiants62. Le concept de pulsion de mort, pur de tout alliage, est pourtant moins au-delà du principe du plaisir que négation du plaisir comme principe et s'apparente ainsi à la compulsion de répétition. Ainsi constitué de cette négation, il trouve son représentant, sa phénoménalité et par là son « existence » sous le nom de « nouveau blessé ». Il s'incarne en une figure humaine qui en est le représentant (au sens de représentant représentatif, à savoir mimétique) à laquelle n'est prêtée aucune rédemption possible, une sorte d'anti-sujet absolu, en qui le statut de sujet est toutefois réinvesti au titre d'un souffrir à la fois hors le sujet et pourtant le qualifiant, en son nom.

  7. C'est alors qu'apparaît un différend irréductible entre les deux discours, philosophique et psychanalytique, tels qu'ils sont ici confrontés, auquel la charge thétique donne précisément une scène par où ce différend s'articule. Ce que la thèse pose comme limite sous l'effet du signifiant « au-delà » qu'elle dépasserait, trouve à être replacé dans l'enjeu différentiel entre les régimes de discours. Et si ce qui était imputé de défaillance, d'incapacité à franchir un certain pas dans le discours psychanalytique, se trouvait être la condition même où se donne à s'élaborer la pensée de la pulsion de mort? La pulsion de mort ne s'y appréhende pas sous les traits de phénomène, mais au même titre que l'inconscient, à savoir sous celui d'une hypothèse, depuis les effets dans la relation d'objet dont les paroles et les symptômes, dans leur force de répétition, sont les représentants. La pulsion de mort au titre qu'elle est inconsciente est une altérité radicale, dont les effets de déliaison œuvrent, et qui ne peut qu'être inférée depuis ceux-ci. Freud ne cesse de souligner la façon dont elle résiste à être pensée, mais sans que pour autant cette résistance n'invalide la portée spéculative de la pensée, et il ne cessera d'en reprendre les élaborations. D'autre part, ce qui dans le cheminement de la théorie freudienne déconstruit le dualisme entre pulsions de vie et pulsion de mort, c'est qu'elle n'a pas ce trait qui pourrait lui être propre à savoir celui d'une énergie propre63. C'est en partie en cela que dans les termes énergétiques freudiens elle demeure liée à la libido, quand bien même elle s'en détourne, comme dans le retournement désexualisé contre le moi dans le cas de la mélancolie. En cela, elle ne saurait être qualifiée d'un trait qui lui soit propre64.

  8. Reste à interroger encore la forme que prend le tour spéculatif de l'ouvrage sous son jour rhétorique, à savoir la forme rhétorique de la « représentance » de la pulsion de mort. L'argument repose sur l'opposition entre deux valeurs du concept de plasticité, l'une génératrice de formes, l'autre destructrice de formes65. Freud aurait envisagé la question de l'existence de la pulsion de mort mais aurait manqué à identifier « la forme de cette existence » (314), à « mettre à jour une représentance de la pulsion de mort qui soit véritablement et durablement susceptible de se défaire de la vie, de l'amour c'est-à-dire de la sexualité »  (314). Là où quelque chose lui aurait été « inenvisageable 66» (310), il s'agit de donner « visage » à « un au-delà du principe du plaisir, doué de sa propre plasticité, qu'il est désormais temps de conceptualiser » (315). La phénoménalité par laquelle lui sont conférés les traits « d'existence de cette forme » est esquissée sous le régime de l'infinitif en quelques touches anonymes et atemporelles : « Etre durablement traumatisé, ne plus rien vouloir, ne plus rien sentir, rester prostré, avoir perdu tout affect. À l'inverse tuer de sang-froid, “se faire exploser”, comme on dit, organiser la terreur, donner à la terreur le visage de l'événement fortuit, vider le sens67 » (315). Or le trope auquel correspond cette « existence de la forme » c'est l'allégorie : elle donne « visage » à l'infigurable de l'événement dont le trait est imprédictible, incalculable, et le fait métonymie d'un franchissement absolu, et, dans le même temps, le suspend, le prolonge dans une posture mélancolisée à laquelle Giorgio Agamben a donné, lui, le nom de « vie nue68 ». Le « sujet de l'accident » (329) (entendons la polysémie du terme) se réfléchit dans un chiasme spéculaire dans l'accident du sujet, figé sous le coup de ce trait, ce que rassemble la polysémie de « l'arrêt de mort » (326). Allégorie de la mort, d'Atropos, figée dans le trope anthropomorphisant de l'allégorie, qui lui-même est un trope symbolique univoque. L' « improvisation figurale de l'épreuve de la mort » (326) trouve à se symboliser dans une de ses figures rhétoriques immémoriales.

  9. Mais à l'inverse, en sa survivance même, voire en son « obstination biologique », cette « forme » de la négation de la forme, à envisager sous ses aspects du plus extrême dénuement, n'atteste-t-elle pas d'un en-deçà qui vient opposer moins une forme qu'une énergie à ce qui relèverait de la « négation de la forme » ? D'une pulsion d'auto-conservation qui ne cesse de dire son intrication et sa résistance aux formes des lésions somatiques et des violences qui la mettent en danger. Cette pulsion d'auto-conservation relève, ainsi que l'écrit Freud, du « psychique primitif [...] au sens le plus plein, impérissable », et « […] peut redevenir la forme d'expression des forces psychiques, voire la forme unique, comme si tous les développements ultérieurs avaient été annulés, ramenés en arrière69 ». Cette force psychique n'est pas sans se soutenir de la présence de l'Autre70.

Œuvres citées

  • Agamben, Giorgio. Homo sacer. Paris : Seuil, 1997.

  • Agamben, Giorgio. Ce qui reste d'Auschwitz. Paris : Rivages, 1999.

  • Aristote. Physique. Paris : Les Belles Lettres, 1990.

  • Assoun, Paul-laurent. Le Préjudice et l'idéal. Paris : Economica, 2012.

  • Bollmer, Grant David. « Pathologies of Affect: The “New Wounded” and the Politics of Ontology ». Cultural Studies 1 (2014).

  • Douville, Olivier. Guerres et traumas. Paris : Dunod, 2016.

  • Douville, Olivier. Deuil et mélancolie. Sigmund Freud. Freud à la lettre. Paris : In press, 2016.

  • Fassin, Didier et Richard Rechtman. L'Empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime. Champs Essais. Paris : Flammarion, 2007.

  • Freud, Sigmund. Au-delà du principe de plaisir. 1920. Œuvres complètes : XV. Paris : PUF, 1996.

  • Freud, Sigmund. Essais de psychanalyse. Paris : Payot, 2004.

  • Green, André. Le Travail du négatif. Paris : Minuit, 2011.

  • Kahn, Laurence. Le Psychanalyste apathique et le patient postmoderne. Paris :  L'Olivier, 2014.

  • Lacan, Jacques. Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le séminaire, Livre XI. Paris : Seuil, 1973.

  • Laplanche, Jean. Vie et mort en psychanalyse. Paris : Flammarion, 1970.

  • Laplanche, Jean. « Préface ». Freud, Sigmund. Au-delà du principe de plaisir. Paris : PUF, 2010.

  • Lyotard, Jean- François. Misère de la philosophie. Paris : Galilée, 2000.

  • Malabou, Catherine. Les Nouveaux blessés : de Freud à la neurologie, penser les traumatismes contemporains. Paris : Bayard, 2007.

  • Oppenheim-Gluckman Hélène. La Pensée naufragée : clinique psychopathologique des patients cérébro-lésés. Economica. Paris : Anthropos, 2014.

  • Rancière, Jacques. La Mésentente. Paris : Galilée, 1995.

  • Ricoeur, Paul. Temps et récit III : Le Temps raconté. Paris :  Seuil. 1985.

  • Sacks, Oliver. L'Homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Paris: Seuil. 1988.

  • Žižek, Slavoj. Vivre la fin des temps. Paris : Flammarion, 2010.

     

1 A. Green, Le Travail du négatif, 24.

2 C. Malabou, Les Nouveaux blessés. Les références seront précisées entre parenthèses.

3 P. Ricœur, Temps et récit III : Le Temps raconté.

4 J. Lacan, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 49.

5 En effet ce qui est marqué comme traumatique c'est la disparition des facultés mentales supérieures sous l'effet des lésions.

6 J. Laplanche, Vie et mort en psychanalyse, 201.

7 C. Malabou, Les Nouveaux blessés, : « mettre au jour une psyché si vulnérable aux blessures qu'elle peut se transformer sans garder trace d'elle-même, penser un sujet qui devient la forme même de sa mort, qui, dans l'interruption de ses affects, figure sa disparition », 332.

8 O. Sacks, L'Homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Dans cet ouvrage, les troubles neurologiques, quand bien même ils relèveraient d'une étiologie cérébrale avérée par le savoir médical, inquiètent la différence entre pathologie et norme, les concepts de « soi » et de « récits de soi », troublent les catégories nosographiques, ne se saisissent que dans les renvois entre différences et ressemblances mais jamais ne se laissent saisir dans leur « être propre » qui trouble les savoirs. L'écriture de Sacks, plutôt que « romantique », est caractérisée par une inquiétude épistémologique.

9 C. Malabou, Les Nouveaux blessés : « N'est-il pas temps que la philosophie découvre la psyché cérébrale comme son sujet ? Le sujet de la cérébralité n'est-il pas le témoin sacrificiel du sujet philosophique ? » 333.

10 « Contre » dans le sens du procès mais aussi dans la proximité que la charge contre-transférentielle implique.

11 O. Douville,Traumas et guerres. 16.

12 J. Laplanche,Vie et mort en psychanalyse, 200.

13 Ibid.

14 O. Douville,Traumas et guerres, 23.

15 Les structures cérébrales sont nécessaires à la constitution du « proto-soi » mais « ce dernier demeure paradoxalement illocalisable, dynamique, distribué » (87). Mais si les lésions atteignent les conditions qui permettent le proto-soi alors les affects ne sont plus que leurs traces neuronales. Il y a donc une survivance neuronale au-delà de la destruction des connexions : l'aire cérébrale elle-même.

16 J.F. Lyotard, Misère de la philosophie, 45-54.

17 On pourrait penser aux formes de souffrance blanche, hors le dire que souvent convoquent les textes littéraires.

18 S. Žižek, Vivre la fin des temps,405.

19 J.F. Lyotard, Misère de la philosophie, 49:  « Le temps du sentiment est maitenant »

20 L. Kahn, Le Psychanalyste apathique et son patient postmoderne.

21 Je souligne.

22 Pour certaines articulations de ces questions, voir l'ouvrage de Jean Laplanche, Vie et mort en psychanalyse.

23 « L'hypothèse d'un cerveau émotionnel congédie l'idée d'une pulsion sexuelle autonome » (58).

24 Ce qui occulte la question du symptôme somatique telle que la psychanalyse l'aborde.

25 H. Oppenheim-Gluckman, La Pensée naufragée.

26 G. D. Bollmer, « Pathologies of affect : the “new wounded” and the politics of ontology », 305.

27 Ibid., 301-302.

28 Italiques dans le texte.

29 Italiques dans le texte.

30 Aristote, Physique, 196b.

31 En italiques dans le texte. Le « trauma » deviendrait le seul étalon d'une possible relève de cette « guerre faite au sens », relève qui appartiendrait à « la neurologie, à la psychanalyse et à la neuro-psychanalyse » (259).

32 O. Douville, Guerres et traumas, 33.

33 Les travaux d'Hélène Oppenheim-Gluckman rencontreraient certaines des préoccupations exprimées dans Les Nouveaux blessés, dans l'inquiétude que les deux ouvrages expriment quant à l'insuffisance d'institutions pluridisciplinaires de soins.

34 H. Oppenheim-Gluckman, La Pensée naufragée., 41.

35 G. Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz, 158.

36 C. Malabou : « les altérations de la personnalité causées par les dommages cérébraux sont telles qu'elles interdisent toute interprétation en terme de régression » (95).

37 C. Malabou. « Le spectre large des phénomènes [du nouveau blessé cérébral] esquisse les limtes d'une condition post-traumatique, partout régnante et qui demande aujourd'hui à être pensée. » (48)

38 Possibilité qu'envisage O. Sachs

39 Les italiques sont dans le texte.

40 Hélène Oppenheim parle ainsi de la « difficulté à définir les concepts » (159) qui peut résulter en une substitution de la dimension neurologique des symptômes à leur dimension métapsychologique.

41 Il serait possible de convoquer ici également le travail proposé par Gisela Pankow dans son aprroche de la psychose : son élaboration théorique depuis sa clinique lui permet de penser une « structuration dynamique » de ce qui pourtant dans certains états psychiques se présente comme un négativisme pétrifié.

42 O. Douville, Deuil et mélancolie,

43 J. Rancière, La Mésentente.

44 D. Fassin, R. Retchman, L'Empire du traumatisme.

45 P.-L. Assoun, Le Préjudice et l'idéal.

46 On pourrait trouver à redire à cette désignation si elle se voulait distributive. Mais elle est davantage à penser en termes d'amplitude de champs spatiaux et temporels, d'exposition à des formes de violence inouïes, et caractérise une clinique qui s'exerce sur des lieux de conflits prolongés, relèvant de ce que Olivier Douville appelle une guerre illimitée.

47 Implosion qui amène la spéculation sur les voies suivantes. Dans le sillage du concept lacanien de Réel comme « rencontre manquée » qui ne peut être dite « manquée » qu'à être rencontrée en tant que manquée par un sujet, est avancée l'hypothèse d' « une rencontre qui manque irrémédiablement à être manquée » (229). En miroir l'un de l'autre sous le sceau de la négation se tiennent un sujet qui manque à parler ou à éprouver le Réel comme manqué, c'est-à-dire qui n'a pas accès à la métaphore et un Réel qui est non-manqué et comme tel d'une certaine façon rendu possible, c'est à dire soustrait à la condition du langage. Mais cette rencontre qui manque à être manquée n'est autre que l'aporie de la mort.

48 O. Douville, « Enfants et adolescents sous la guerre » in Guerres et Traumas.

49 Ibid.,190.

50 Ibid.,191.

51 P. L. Assoun, Le Préjudice et l'idéal, 54.

52 O. Douville, « Enfants et adolescents sous la guerre », 196.

53 Rappelons que le terme de sujet est très rarement usité par Freud.

54 O. Douville, « Enfants et adolescents sous la guerre », 194.

55 P.-L. Assoun, Le Préjudice et l'idéal, 45.

56 Ibid., 73.

57 Notons, ainsi que cela a souvent été fait, que l'essai de Freud est d'une complexité redoutable et que le cours de son argumentation est très singulier. On pourrait en suivre un certain nombre de déplis dans les valeurs temporelles, logiques et épistémologiques du signifiant « au-delà » que le texte met au travail tant dans le parcours réflexif de la pensée de Freud que dans les processus psychiques envisagés. Le signifiant « au-delà » y est d'ailleurs très souvent modalisé en un prolongement « par au-delà », ou requalifié en un « en-deça ». Il est de plus tissé à un intertexte très dense et é labore une pensée de la pulsion qui emprunte à de nombreux domaines des sciences (biologie, thermodynamique, entre autres) selon des régimes métaphoro-métonymiques très divers.

58 Les italiques sont dans le texte.

59 S. Freud, Au-delà du principe de plaisir. « Nous avons édifié une suite de conclusions en nous fondant sur la présupposition que tout ce qui est vivant doit nécessairement mourir pour des causes internes […] Nous sommes habitués à penser ainsi, fortifiés en cela par nos poètes. Peut-être nous y sommes résolus parce qu'en cette croyance réside un réconfort » (316).

60 Je souligne.

61 Souligné dans le texte.

62 Même si la dimension thétique et son effet de vérité est soumise à un geste réflexif dans la conclusion dans une dette à la pensée de Foucault, cette perspective auto-critique est toutefois contredite  lorsqu'il est proposé que la thèse elle-même pourrait être sans généalogie, hors l'histoire et d'une certaine façon indéconstructible.

63 Jean Laplanche souligne que le terme « destrucdo », construit en miroir du terme « libido » a été très vie abandonné.

64 Il y a toutefois dans de nombreux essais de Freud, ainsi que dans Au-delà du principe de plaisir des passages où Freud envisage l'idée d'une originarité de la pulsion de mort.

65 Il est à noter que les différentes topiques élaborées par Freud et leurs remaniements successifs déconstruraient assurément cette opposition.

66 En italiques dans le texte.

67 La psychanalyse met en cause cette opposition puisqu'ainsi que le rappelle Jean Laplanche : « la mort qui est visée est en premier celle de l'individu lui-même, et non celle de l'autre : la pulsion de mort ne saurait être ramenée à une “pulsion d'agression” dirigée vers l'extérieur. » in Préface, Au delà du principe de plaisir, XI.

68 G. Agamben, Homo sacer, 16-18.

69 S. Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et la mort » in Essais de psychanalyse, 21-22.

70 Comme en témoigne l'anorexie du nourrisson.



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